Fausses notes
À ceux qui peinent à déchiffrer la dure partition de vie et sont loin de maîtriser leur instrument — que les fausses notes soient comme les points d’honneur de leur mérite à jouer malgré tout parce que la musique est belle.
1. Voilà. Les années ont passé. Comme un rêve. On se réveille ; on regarde autour de soi. Non, rien n’a changé — ou si peu de chose. Le temps a passé ; comme un souffle qui n’a ridé que la surface de la vie. Au fond rien n’a bougé. Il y a toujours cette tension inquiète qui se cherche un chemin. Mais le temps se gâte aussi ; et les rides se creusent. Longtemps il était à nos côtés qui nous attendait. Le voilà qui a pris le large, rompu les amarres. Où avions-nous la tête ? On le regarde qui s’éloigne. On sait qu’il va manquer, qu’il faudra apprendre à compter, qu’il est déjà tard. Qu’y faire ?
2. Je regarde en arrière, et je ne vois qu’une longue inquiétude qui n’a pas trouvé à se fixer ; qui m’habite encore, je le sais, comme aux premiers jours ; qui n’a fait que changer de visage. Ce qui est au début, est encore à la fin. Vicissitude et permanence.
3. Je regarde en arrière et je vois bien que je n’ai pas été heureux ; si l’on excepte quelques moments rares — mais n’est-ce pas ce qui en fait le prix ? —, petits fragments d’éternité qui sont comme la quintessence du temps dont personne ne possède la formule. Q’importe. On n’apprend jamais que des expériences malheureuses. Le bonheur rend stupide, littéralement. Il n’y a que les imbéciles qui soient heureux.
4. J’ai toujours considéré la vie telle qu’elle m’était donnée, négativement : c’est ma nature. Je ne trouvais rien à quoi l’on pût adhérer sans restriction. Il n’y avait rien à faire; Je ne voyais de choix qu’entre différentes impostures. Mais la vie est mouvement ; et le malheur est dynamique, semble-t-il, pour ceux qu’il n’écrase pas.
5. L’attitude négative par rapport à la vie, n’est pas négation de la vie. C’est la négation de toutes les illusions successives — l’une remplaçant l’autre —, ou simultanées — l’une étayant l’autre — sur la vie ; c’est la négation d’une vie qui a besoin d’illusion pour se soutenir. C’est un travail de sape qui mine inexorablement l’édifice d’illusions sur lequel elle repose, sans garantie aucune pour la suite. Comment vivre en ruinant toute raison de vivre ? C’est le paradoxe qu’il faut résoudre sous peine de mort — autour duquel je tourne comme un oiseau fasciné, prisonnier d’une circularité qu’il ne peut briser. La seule chance d’en sortir est de pouvoir s’allier au temps : de durer ; prendre du champ. Inscrit dans la perspective — mis à distance — le problème irrésolu cesse du moins d’obnubiler ; s’il reste la référence obligée — le point de fuite qui organise la perspective —, une certaine liberté de mouvement devient possible. Mais qui peut se satisfaire durablement de la liberté surveillée d’une prison ? Un condamné à mort moins que personne, si elle lui donne le goût de vivre.
6. L’affirmation de la vie comme valeur absolue est un acte de foi. Je n’ai pu en reconnaître la nécessité qu’enfermé dans l’abstraction glacée de la réflexion intellectuelle. Ce qu’il faut réaliser concrètement, c’est son affirmation pour soi, quotidiennement — briser le mur, se donner de l’air. Mais j’ai si peu de foi.
7. Se passer de la foi. Parier que l’intellect, par une voie détournée, peut rejoindre la vie, s’y fondre — la fonder. Il n’y a pas de raison de vivre ; c’est pour cela qu’il faut prendre son parti : donner raison à la vie.
8. Ce qu’il faut considérer, c’est le processus du vivant dans son ensemble : le mouvement même de la vie. La vie brûle de se répandre et les êtres sont consumés. La vie ne veut en arriver qu’à elle-même : la mort n’est que le passage de la vie. Il n’empêche : individuellement, la vie est une entreprise désespérée.
9. Une attitude positive par rapport à la vie — si on laisse de côté l’argument purement négatif qui veut qu’elle ne vaille pas qu’on se donne la peine de la quitter —, consisterait à l’envisager comme terrain d’expérimentation : vivre c’est faire l’expérience du vivant ; et cette expérience, il ne nous est donné de la faire qu’une seule fois. Pour chacun elle a son irréductible singularité. Il faut payer de sa personne pour voir le résultat qui ne se montre qu’à la fin. Notre tâche est d’épuiser la vie dont nous sommes responsable.
10. Voilà, moi qui à vingt ans avais tant de mal à vivre qu’il ne ma restait plus la force de mourir ; moi ici, après toutes ces années passées à essayer de ma réconcilier avec la vie ; moi encore, qui voudrais croire que son accomplissement ne peut être que la réalisation du vivant ; moi enfin qui voudrais pouvoir dire : j’ai fait ce que j’avais à faire ; J’écris pour soutenir ma vie.
11. Lorsqu’on me demandera ce que j’ai fait de ma vie, je répondrais : je l’ai laissée glisser entre mes doigts comme du sable. Le sable est retourné au sable. Je ne voulais garder que l’or du temps. Qu’est-il resté ? Rien ; si peu de chose : des mots. La vie passe. Sed lex.
12.
Incipit vita nova :
EN to PAN
UN le TOUT
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire