mercredi 3 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 9

13.

Une pluie verticale s’était mise à tomber sur la ville avec la sourde détermination du destin. Gilles s’était réfugié dans le premier bistrot venu et il avait commandé à boire — bière et genièvre — en attendant la fin du déluge.

Les vitres opaques filtraient la lumière comme à travers une masse d’eau doucement agitée en surface. Une agréable torpeur le baignait. D. était là, en face de lui. D’autres personnes se serraient autour de la table qu’il connaissait à peine, mais cela n’avait pas d’importance puisqu’ils étaient ensemble. Ils avaient beaucoup bu déjà ; la conversation languissait, ponctuée de phrases sentencieuses : « Toutes les justifications que nous cherchons à notre existence ne servent qu’à masquer cette brutale évidence : il n’y a pas de raison de vivre. C’est de là qu’il faut partir, de cette vie insensée, de cette existence sans raison, et précisément parce qu’elle est si désespérément privée de tout, prendre son parti : donner raison à la vie. » (7) « Les causes perdues sont les plus belles. » D. souriait énigmatique.

...Te souviens-tu de ce soir où le temps coulait si lentement. Nous avons marché à travers la ville et chaque chose nous parlait. Nous avons bu d’innombrables verres dans d’innombrables bars ; et le temps était là qui semblait nous attendre. Oui, cette nuit-là nous avions le temps qui est la vraie richesse. Quand nous nous sommes séparés, au petit jour, j’ai croisé des gens qui allaient travailler — et j’ai eu honte. C’était idiot, puisque je venais d’un autre temps, que je n’étais pas de ce monde ; et soudain j’ai réalisé que le temps nous avait abandonnés sur le sable comme de petites créatures marines dans des trous d’eau salée quand la mer se retire, que ces ombres pressées qui reflétaient mon visage étaient la vérité de ce monde où j’étais enfermé sans retour : alors je suis rentré me cacher...

Dehors, la pluie s’était arrêtée. Il avait continué à longer les canaux ; mais si l’esprit caracolait en avant comme un cheval fou, le cœur lui avait du mal à suivre.

Il faisait nuit lorsqu’il revint à l’hôtel. Il se coucha et dormit immédiatement de ce sommeil que l’on dit sans rêves parce que ceux-ci doivent remonter d’une telle profondeur que bien souvent ils arrivent à peine, au bout du voyage, à affleurer la conscience et que le souvenir s’en efface dans le temps même qu’il s’imprime, comme la trace du pied humide sur la pierre chauffée par le soleil.


7. Se passer de la foi. Parier que l’intellect, par une voie détournée, peut rejoindre la vie, s’y fondre — la fonder. Il n’y a pas de raison de vivre ; c’est pour cela qu’il faut prendre son parti : donner raison à la vie.

(À suivre)

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