9.
Contrairement à ce qu’on aurait pu prévoir, les réactions de la presse spécialisée à ma « sortie » furent plutôt modérées. Il fallait d’abord expliquer au public mon absence à cette émission où je devais pourtant paraître en vedette américaine — ce qui avait été éludé, sur le moment, par un laconique : x ne pourra malheureusement pas être des nôtres ce soir, nous nous en excusons auprès de nos téléspectateurs, du présentateur. On parlait avec condescendance de mon état d’ébriété avancé et de vagues injures que j’aurais proférées à l’encontre de l’invité vedette de la soirée : rien de bien méchant. Mais je savais que je ne perdais rien pour attendre. J’avais transgressé la loi du « petit milieu » ; j’avais dépassé les bornes : on me le ferait payer d’une manière ou d’une autre — tout d’abord en faisant le silence sur mon nom ; et en ignorant ce que je pourrais écrire dorénavant. Omerta, qui, en toute rigueur, signe une mise à mort : quelqu’un dont plus personne ne parle a cessé d’exister. On se contentait, pour le moment de me présenter comme un caractériel doublé d’un alcoolique et de parler de mon prochain livre dont les bonnes feuilles avait été judicieusement distillées par mon éditeur comme d’un ramassis d’ordures pornographiques et malveillantes Rien que de très normal, venant de cette méprisable engeance.
Mais ces imbéciles ignoraient ce que j’étais en train de leur mijoter pour court-circuiter leurs pauvres manœuvres.
L’idée m’en était venue il y a quelque temps déjà — avant que je ne commence la rédaction de mon second bouquin — sans que j’y donne suite ; c’est seulement maintenant qu’elle venait s’imposer à moi comme un évidence : je devais « disparaître ». J’allais leur faire le coup de l’« occultation » du génie méconnu et incompris. J’avais tout préparé précisément, réglé les moindres détails : ce serait mon chef-d’œuvre ! J’avais imaginé un petit scénario, une sorte de feuilleton à rebondissements, dans le plus pur style Fantômas. J’ allais leur en donner, moi, du travail à tous ces pisse-copie !
Le lendemain, je quittai la capitale, direction la Sicile que j’avais choisie comme point de départ de mon grand jeu de piste.
Je comptais n’y faire qu’un bref passage. Juste le temps de mettre en place le premier indice. En l’occurrence, une de mes chaussures que j’allai déposer à proximité du cratère de l’Etna et dans laquelle j’avais glissé un billet avec le message suivant :
Venez me chercher.
J’avais pris soin d’informer mon éditeur de toute cette mise en scène ; et je l’avais chargé de contacter la police locale pour lui faire part de mon intention de mettre fin à mes jours en me précipitant dans la gueule du volcan qui redoublait d’activité depuis plusieurs semaines, à tel point que les autorités songeaient à en interdire l’approche — ce qui fut fait peu de temps après que j’eusse quitter l’Île du Trident.
L’étape suivante de mon périple devait me mener en Grèce où j’avais résolu de « disparaître » véritablement.
Cela faisait une éternité que je n’étais pas retourné à Athènes ; et je m’y retrouvais comme si je n’avais jamais quitté la ville. Pourtant beaucoup d’eau avait coulé dans la clepsydre du temps Et il n’était pas possible de la retourner. Il fallait aller de l’avant, comme on dit. Alors, j’avançai ; et avançant il devait fatalement arriver que je me retrouve à marcher sur des pistes qui avaient déjà été tracées il y a bien longtemps.
Je fus tenté, un moment, de les suivre, là où elles voulaient m’emmener. De visiter une dernière fois de vielles adresses où, peut-être, j’aurais surpris quelque vielle connaissance. Mais je savais que c’était vain. Que les passages avaient été coupés ; que toutes les traces finissent par s’effacer du chemin. Que je ferais fausse route — de toutes les façons.
Il était inutile que je remonte, une fois encore, Kallidromiou vers la maison qu’avaient occupée Stéphane et Zina, comme nous l’avions fait, Dominique et moi, lorsque nous sommes venus en Grèce pour la première fois, cet été caniculaire de l’année 1976, après avoir quitté l’éphémère Conseil du Palais dont le fronton arborait encore fièrement notre devise : LUTTER ET VAINCRE en place du stupide : LITTERIS ET PATRIAE, et cette ville où nous habitions et où nous n’avions plus rien à faire ; ou que j’aille m’asseoir sur l’une des terrasses de Kolloniki où il je ne trouverais plus personne. Et même si, contre toute attente, je venais à croiser quelque ombre de ce passé, est-ce que je la reconnaîtrais seulement ? — ou, peut-être bien que préférerais ne pas avoir à la reconnaître ; et que je passerais mon chemin, la tête basse ?
Il valait mieux poursuivre ; — « On avance, on avance… » — puisqu’il n’y a pas d’autre choix.
Je redescendis lentement vers le port, en laissant derrière moi la colline du Lycabette où je ne suis pas monté boire la retsina jusqu’au petit matin comme nous le faisions jadis, en regardant, avec indifférence, la ville qui se noyait à nos pieds, dans le brouillard artificiel de la pollution automobile.
Je pris le premier bateau en partance pour Théra où, contre l’avis du docte Platon, un archéologue grec, associé à un sismologue, (deux cautions « scientifiques » valent toujours mieux qu’une), avait finalement cru découvrir les vestiges du royaume englouti des Atlantes. C’était en 1968, il est vrai ; ce qui n’est peut-être pas sans avoir une signification particulière — si tant est qu’on accorde quelque crédit aux « signes ».
Quoi qu’il en soit, c’était l’endroit idéal pour une « disparition ».
(À suivre)
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