samedi 31 août 2013

Lectures – Les Renards pâles



J’ai signalé la référence à Debord et à l’I.S. dans le roman* de Yannick Heanel. En fait la référence centrale de ce livre, malgré le thème de l’errance alcoolisée dans Paris, n’est pas Debord et la dérive. Ce n’est pas l’I.S. qui en au cœur du roman mais le Parti Imaginaire dont le nom n’est pas prononcé ; cependant on peut lire page 85 — à la charnière du livre — que « Myriam et le Bison n’étaient plus à Paris car ils avaient rejoint « le groupe de Tarnac ». Le thème du livre est l’insurrection qui vient.

La référence à Debord et à l’I.S., au début du livre, qui « avaient été les derniers, en France, à donner vie au mot de “révolution” – à vivre celle-ci comme une liberté réelle », n’est qu’un congé donné à ce temps révolu ; en même temps que l’annonce de ce qui vient : « Pourtant, il suffisait de peu pour rallumer la mèche. Le temps, ce soir, brûlait si fort qu’on sentait les rue trembler. Ce tremblement, j’y voyais un présage : n’était-il pas l’annonce que, précisément, le temps revient ? »

On pouvait déjà lire dans La Théorie du Bloom que « [l]es grands veilleurs sont morts » ; et plus loin : « La faible lueur de leur entêtement solitaire incommodait par trop le parti du sommeil. C’est du moins ce que nous croyons deviner, nous qui venons si tard, à l’embarras que leur nom suscite encore à certains moments. / […] / Nous voici donc orphelins de toute grandeur, livrés à un monde de glace dont nul feu ne signale l’horizon. Nos questions doivent demeurer sans réponse, assurent les anciens, puis ils avouent tout de même : “Jamais nuit ne fut plus noire pour l’intelligence.” »

Toujours en rapport avec notre livre : « En dépit de l’extrême confusion qui règne à la surface, et peut-être en vertu de cela-même, notre temps est de nature messianique. » ; et encore : « La politique véritable, la politique extatique commence là. Par un rire brutal et enveloppant. Par un rire qui défait tout le pathos suintant des soi-disant problèmes de “chômage”, d’“immigration”, de “précarité” et de “marginalisation”. »

La lecture de La Guerre civile en France, associé à une inscription sur un mur du XXe arrondissement évoque au héros du livre « une histoire qui n’en finissait pas d’être occultée : celle d’une guerre civile qui traverse les époques et continue aujourd’hui — thème cher aux tiqqunistes du Parti Imaginaire (Cf. leur Introduction à la guerre civile).

C’est dire que Yannick Heanel a une bonne longueur d’avance sur son éditeur qui en est encore à faire la promotion des restes de Debord — à moins que ce ne soit là une manifestation de l’esprit avant-gardiste de Sollers qui serait en train de préparer son ralliement au Parti Imaginaire après avoir épuisé les ressources debordiennes.

Mais revenons au roman, puisque roman il y a. Et posons-nous la question : tout cela suffit-il à faire un bon livre ? Celui-ci est divisé en deux parties ; disons-le d’emblée la deuxième est beaucoup moins convaincante que la première qui est plutôt réussie. Yannick Heanel est visiblement plus à l’aise en promeneur solitaire déambulant dans les rues de Paris qu’en prêcheur halluciné de « l’insurrection des masques » dont il se fait le porte-parole. Puisque nous en somme aux masques, il faut rappeler que Tiqqun avait fait du masque son emblème, avec la devise suivante :

Sua cuique Persona – À chacun son propre masque





Les masques apparaissent dans le dernier chapitre de la première partie, quand le héros est introduit chez les renards pâles — qui sont noirs : une sorte de « black bloc », pour ainsi dire. (Le Renard apparaît pour la première fois sur une fresque animalière dans un bistrot ; il s’est déjà manifesté au narrateur — qui le nomme Godot — sous les espèces du poisson illustrant un graffiti qui affirme que : LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PAS.) « Que faisions-nous ici : était-ce une fête ? J’avais la sensation que nous tournions à l’intérieur d’un labyrinthe. Les masques de bois proliféraient à mesure qu’on s’enfonçait dans les méandres de l’appartement. » Il est adoubé par le Griot qui l’introduit symboliquement dans la confrérie en détruisant sa carte d’identité : « On s’est regardé en silence. Avec des ciseaux, il l’a coupée en petits morceaux, puis les a jetés dans un cendrier où il a mis le feu. Les flammes étaient rouges et noir, comme les masques. Nous avons souri. »

Le livre aurait pu s’arrêter ici. Mais il continu, par une sorte de manifeste exalté, où la voix singulière du narrateur se perd dans un « nous » prophétique qui vaticine et promet le chaos social : la révolution. « Oui, nous portons des masques : ils nimbent notre absence. […] Vous persistez à nous chercher derrière nos masques, c’est pourquoi vous ne trouverez jamais rien. / […] / Ce n’est pas pour nous cacher que nous portons les masques ; mais afin de ritualiser notre séparation. Entre votre monde et nous rien de commun. […] D’ailleurs, mais le comprendrez-vous, nous ne sommes pas tous originaires d’Afrique. Peut-être ne sommes-nous pas tous noirs. / […] / Qui sommes-nous ? Avant tout, ce que vous appelez des étrangers. Car c’est vrai, nous somme étranges. »

Le livre s’achève sur une scène d’émeute des anonymes réunis du plus bel effet. Une sorte de « carnaval des animaux » déchaînés : « Sous nos masques, un murmure s’élève. C’est la vois du Renard pâle. Il s’est mis à chanter. Sa parole ouvre en chacun de nous une espérance, elle transmet le feu à tous les masques, elle salut le ciel et les étoiles. »


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* Yannick Haenel, Les Renards pâles, L’Infini / Gallimard.
 



jeudi 29 août 2013

Lectures – Autour de Hölderlin (suite)



Via Pierre Bertaux, toujours — et Stefan George.

Bertaux écrit, après avoir évoqué l’étoile longtemps éclipsée de Hölderlin :

« Il faudra attendre jusqu’à la Première Guerre mondiale pour que s’esquisse une renaissance hölderlinienne. Elle se produit dans un cénacle très fermé, de poètes, de critiques qui se réunit autour du poète rhénan Stefan George. Mus par une altière ambition, ils forment comme un ordre mystique : les Templiers des temps modernes. Il s’y élabore une spiritualité nouvelle, dans le sens d’une recherche de noblesse humaine. Une sorte de paganisme ascétique, une exigence de style les inspire. […] / Or pour ce cénacle le nom de Hölderlin servait de mot de passe secret, de signe de ralliement. Dans un recueil poétique paru en 1913, à la veille de la guerre, intitulé L’Étoile de l’alliance (Der Stern des Bundes), Stefan George entend donner à la société nouvelle qu’il institue ses Tables de la Loi : mille vers, cent poèmes distribués selon une arithmétique secrète. Le nom de Hölderlin n’y figure pas ; aucun nom d’ailleurs. Mais le poème de la page 100, neuf vers, comporte un acrostiche : le premier vers débute par un H, la seconde lettre du second vers est un ö, la troisième lettre du troisième vers un l, la quatrième du quatrième un d, et ainsi de suite : HÖLDERLIN. Quand un initié l’a fait remarquer à Stefan George, il s’est contenté de ne pas démentir. / Quelque années après, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, en 1919, posait en principe que le message prophétique de Hölderlin était la pierre angulaire du destin allemand. »

 




Voilà le poème* en question où le nom de Hölderlin est inscrit sans être prononcé :

[H]ier schliesst das tor : schickt unbereitet fort.
T[ö]dlichh kann lehre sein dem der nicht fasset.
Bi[l]d ton und reigen halten sie behütet
Mun[d] nur an mund geht sie als weisung weiter
Von d[e]ren fülle keins heut reden darf ..
Beim e[r]sten schwur erfuhrt ihr wo man schweige
Ja deut[l]ischsten verheisser wort für wort
Der welt d[i]e ihr geschaut und schauen werdet
Den hehre[n] Ahnen soll noch scheu nictt nennen.

Ici fermez le portail : renvoyez qui n’est pas prêt.
Doctrine peut être mortelle à qui ne saisit.
L’image le son et la ronde la préservent
De bouche à bouche elle se transmet directive
Dont personne ne doit évoquer la plénitude ..
Le premier vœu vous appris le seuil du silence
Même celui qui mot pour mot a annoncé
Le monde que vous avez vu que vous verrez
Une pudeur ne doit nommer l’auguste Ancêtre.


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* Stefan George, L’Étoile De L’Alliance, Le Fleuve et l’Écho / Éditions de la Différence.
 

mercredi 28 août 2013

Lectures – Autour de Hölderlin






Il y a quelque temps les prolifiques éditions Allia publiaient Vie, Poésie et Folie de Friedrich Hölderlin* de Wilhelm Waiblinger. Il s’agit d’un témoignage sur la « folie » du poète qui mourra à Tübingen, après plus de trente ans de réclusion, dans la chambre qu’il occupait chez le menuisier Zimmer. Si c’est certainement une bonne chose d’avoir donné une traduction de ce texte, il n’en reste pas moins que ce qui est présenté comme un témoignage, indépendamment du fait qu’il est entaché d’erreurs, est sujet à caution. Il manque donc à cette édition une Notice qui situe les conditions et les raisons pour lesquelles Waiblinger a écrit ce « témoignage ». Avec l’aide de Pierre Bertaux à qui l’on doit l’indispensable biographie intitulée : Hölderlin ou le temps d’un poète**, je me propose de pallier cette regrettable lacune.



Pierre Bertaux écrit de Waiblinger qu’il « a réussi une carrière d’écrivain romantique aux frais de Hölderlin et de sa réputation » et qu’« [i]l a en quelque sorte parasité Hölderlin ». Il ajoute : « Mais comme son témoignage est l’un des très rares qui nous restent, qu’il donne de nombreux détails, il importe de l’exploiter à fond, avec la prudence requise. »



« Waiblinger a passé cinq ans, de 1822 à 1826, à Tübingen comme pensionnaire du Stift. Il s’en est fait mettre à la porte pour “négligence dans ses études, désordre dans sa vie privée et inconduite”. Il n’a […] rencontré Hölderlin que pendant les dix-huit premiers mois de son séjour, et l’a vu moins d’une dizaine de fois. / Pourquoi a-t-il cessé de la voir ? Parce qu’il en avait tiré tout ce qu’il en attendait : la substance d’un roman grâce auquel il comptait se rendre célèbre, et accessoirement une relativement brève biographie de Hölderlin, qui contient nombre d’erreurs. » Pierre Bertaux poursuit : « […] Impécunieux, Waiblinger [qui veux aller vivre à Rome] à l’idée d’offrir à un éditeur allemand, naturellement moyennant finance, une “Vie de Hölderlin”. Il l’appâte en promettant une description savoureuse de la “folie de Hölderlin”. […] / Voilà dans quelles conditions, après avoir vu Hölderlin huit ou neuf fois et avec un recul de cinq ans, sans autre document que ses souvenirs, pressé par le besoin et poussé par le soucis d’écrire un ouvrage qui se vende, Waiblinger rédige l’opuscule qui servira de base a tout ce qui s’est dit et se dit encore sur la folie de Hölderlin. / […] / C’est à partir du texte de Waiblinger que la légende romantique du “poète frappé de démence” va se répandre, s’amplifier, s’orner, faire figure de vérité historique jamais remise en cause. »



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* Wilhelm Waiblinger, Vie, Poésie et Folie de Freidrich Hölderin, Allia (2010).



** Pierre Bertaux, Hölderlin ou le temps d’un poète, Gallimard (1983).