mardi 31 décembre 2013

Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes – Commentaire / 6



Revenons à la critique centrale de Janover qui est d’abord une critique du rôle des avant-gardes* — et donc de l’I.S. en tant que dernier avatar celles-ci. En substance : les avant-gardes — principalement : futurisme, dada, surréalisme et, in fine, situationnistes — à travers leurs attaques contre les archaïsmes de la société ont contribué à la modernisation nécessaire de la domination qui, rattrapant ainsi le retard qu’elle avait dans le domaine de la culture et de mœurs, a pu les récupérer à son profit — c’est ainsi que nombre de leurs représentants ont pu y trouver la place qu’ils méritaient. Il n’est pas le seul, ni le premier, à faire cette critique qui ne manque pas de pertinence. Le fait qu’il soit hostile à Debord ne doit donc pas empêcher de le lire.

D’ailleurs Anselme Jappe** qui, lui, est plutôt favorable au leader situationniste, écrit-des choses similaires, par exemple : « Le mot de Mallarmé : “La destruction fut ma Béatrice.”, s’est réalisé d’une façon fort différente de ce que le poète s’était imaginé. C’est la société capitaliste elle-même qui a tout mis sans dessus dessous. On a effectivement assisté à l’ouverture de voies nouvelles et à l’abandon des modes traditionnels, non pour délivrer la vie des individus de liens archaïques et étouffants, mais pour abattre tous les obstacles à la transformation complète du monde en marchandise. » — Debord n’a pas échapper à la marchandisation que l’on retrouve dans les drugstores sous forme de figurines multicolores et de tee-shirts à son effigie.

Ou encore : « Un homme en rupture totale avec le passé et les traditions (qu’il ignore), un homme qui ne suit pas la pensée rationnelle et logique mais obéit à des impulsions inconscientes, indifférent à la morale et coupé des liens sociaux, un homme qui perçoit le monde comme sous l’emprise d’une drogue et se promène au hasard : on peut comprendre que, vers 1925, une telle idée ait pu fasciner ceux qui ne supportaient plus la monotonie de la vie bourgeoise. Mais cet individu que les surréalistes appelaient de leurs vœux est devenu réalité sous la forme de l’individu contemporain, et d’une façon aussi cruelle qu’ironique. Pour s’imposer dans son intégralité, la société marchande-capitaliste avait besoin d’un individu entièrement “nouveau”, et cet homme “nouveau” se trouvait en même temps être l’objectif déclaré de nombreuses avant-gardes. » — les situationnistes ne font pas exception qui prétendaient prendre le pouvoir de vitesse dans le bouleversement de la société.

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* Rappelons à ce propos Tombeau pour le repos des avant-gardes (Sulliver 2005) du même Janover auquel il fait des emprunts dans le présent livre.

** L’Avant-garde inacceptable, Réflexions sur Guy Debord, Lignes, Éditions Léo Scheer.


(À suivre)

vendredi 27 décembre 2013

Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes – Commentaire / 5



Il faut revenir sur ce mot d’ordre des Conseils : « Les Conseils ouvriers, partout. », proclamait une des Directives de Debord — qui resta sans suite comme les autres. « La révolution des conseils n’a pas répondu à l’appel de Mai 68 ? À qui la faute si les exploités n’ont pas su entendre les trois coups ! On leur avait pourtant demandé de rester à l’écoute ! » peut ironiser Louis Janover. De fait les appels enflammés lancés par le Conseil pour le maintien des occupations (C.M.D.O.) — le très situationniste Conseil de la rue d’Ulm — feront l’effet d’un pétard mouillé. Dans l’Histoire désinvolte du situationnisme, j’écrivais : « C’est au C.M.D.O. que l’on doit ces « belles » affiches réalisées par les grévistes des imprimeries (occupées), que l’on retrouvera plus tard dans les musées : FIN DE L’UNIVERSITÉ ; ABOLITION DE LA SOCIÉTÉ DE CLASSE ; OCCUPATIONS DES USINES ; LE POUVOIR AUX CONSEILS DE TRAVAILLEURS etc. ; et qui font la fierté des collectionneurs de reliques révolutionnaires à bon marché. Le C.M.D.O. qui était allé « au bout de son action révolutionnaire », selon le stratège situ, n’avait donc plus qu’à disparaître ; ce qu’il fit sans se faire prier, le 15 juin, en s’auto-dissolvant — on n’est jamais si bien servi que par soi-même — dans la « vague » révolutionnaire — qui, malheureusement, refluait : c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent sur le sable (des rues dépavées). » Mais la mode « conseilliste » était lancée qui perdura dans les années qui suivirent*.

Pour en finir avec les Conseils, citons la remarque de Jérôme Duwa dans Surréalistes et situationnistes, Vies parallèles : « Dans leur revendication en 1965 d’un “écart absolu” par rapport à la société les surréalistes tentent sous la forme d’une exposition répondant à des principes nouveaux de soustraire l’art à la logique de la marchandise. Si cette tentative est désespérée, elle ne réclame certainement pas moins de talent à s’illusionner que celle consistant à croire à la victoire des  conseils ouvriers. » On pourrait ajouter qu’avant de croire à leur victoire encore fallait-ils qu’ils existassent ailleurs que dans la subjectivité radicalement abusée des situationnistes.

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* Je rappellerai pour mémoire le Conseil du Palais qui occupa, au printemps de l’année 1976, les bâtiments du Palais Universitaire de Strasbourg qui, sur son fronton arborait le fier : LUTTER ET VAINCRE en place du banal : LITTERIS ET PATRIAE.


(À suivre)

mardi 24 décembre 2013

Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes – Commentaire / 4



Que Debord puisse dire dans son film testamentaire : « Je n’ai jamais bien compris les reproches, qui m’ont souvent été faits, selon lesquels j’aurais perdu cette celle belle troupe dans un assaut insensé, ou par une complaisance néronienne. », après avoir affirmé fièrement : « [J]amais, j’ose le dire, notre formation n’a dévié de sa ligne, jusqu’à ce qu’elle débouche au cœur même de la destruction », montre à l’évidence, comme toutes les scènes de batailles perdues qui repassent en boucle dans In girum, que « la destruction » était bien, si ce n’est ce qui était recherché, du moins ce vers quoi on ne pouvait manquer d’aller — et ce d’autant plus qu’une victoire était pour le moins improbable.

Nous sommes là au cœur d’une contradiction insoluble contre laquelle vient butter l’I.S. — Debord reprochaient aux dadaïstes d’avoir voulu « supprimer l'art sans le réaliser » — le surréalisme ayant voulu « réaliser l'art sans le supprimer » ; quant à l’I.S. elle-même, elle ambitionnait rien moins que de « réaliser la philosophie ». Seulement l’I.S. qui se situe d’emblée après la « mort de l’art » va se retrouver dans la même position que les dadaïstes : c’est-à-dire dans l’impasse. Et ce parce que l’horizon dadaïste est indépassable : il aurait fallu aux dadaïstes une révolution sociale qui avait eu lieu ailleurs mais qui fut écrasée en Allemagne. Les surréalistes, qui voulaient dépasser dada, se sont retrouvés dans un cas similaire : une révolution avait bien eu lieu, ailleurs, dont ils se réclamèrent ; mais, las !, elle fut trahie — et ainsi ils furent cocus après avoir été « cocos ». Les situationnistes venant après — « Arriver le dernier, voici le nec plus ultra de l’avant-garde. » dixit Janover — en tireront la leçon ; mais ils n’auront eu, au bout du compte, que la révolte de mai à accrocher à leur boutonnière. Cette décoration aura cependant suffi à faire leur gloire — avant l’apothéose du « héros » revendiquée par Alice dans le miroir spectaculaire (le principal défaut du miroir est qu’il présente une image inversée).

« Part bénie du surréalisme, l’art devient la part maudite, et les situationnistes s’inscrivent donc au-delà de l’art. » écrit Janover. Mais cette « part maudite » — c’est-à-dire l’abandon dédaigneux du coté artistique non-dépassé — va faire retour dans l’esthétisation de la politique, dans une esthétique de la révolte qui se soucie plus de la « belle action », de l’action admirable fut-elle suicidaire, que de construire un Parti révolutionnaire — ce qui évidemment était plus difficile à faire que d’en appeler à la formation spontanée de Conseils ouvriers, en dehors de toute réalité. On n’oubliera pas que le grand modèle de Debord en la matière est Retz.

(À suivre)

lundi 23 décembre 2013

Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes – Commentaire / 3



D’ailleurs Debord reconnaît volontiers la débâcle de ses troupes dans son film testamentaire : In girum, etc. ; et il en revendique aussi la responsabilité : « J’admets, certes, être celui qui a choisi le moment et la direction de l’attaque, et donc je prends assurément sur moi la responsabilité de tout ce qui est arrivé. ». Il se flatte même de cette déconfiture : « On n’a que trop vu de ces troupes d’élites qui, après avoir accompli quelque vaillant exploit, sont encore là pour défiler avec leur décorations, et puis se retournent contre la cause qu’elles avaient défendue. Il n’y a rien à craindre de semblable de celles dont l’attaque a été menée jusqu’au terme de la dissolution. » Pourquoi ne pas croire à sa lucidité sur ce point-là aussi ? Et pourquoi ne pas croire que son apothéose telle qu’elle a été mise en scène par Alice n’était pas au fond la seule chose à laquelle il aspirait véritablement ? Cela aura été, en tout cas, sa plus grande réussite.

Dans ce contexte, il est assez plaisant de retrouver dans la très expéditive Histoire désinvolte du surréalisme de Vaneigem (qui vient d’être rééditée) une conclusion qui pourrait aujourd’hui s’appliquer, sans presque rien y changer, aux situationnistes eux-mêmes : « Le surréalisme est partout sous ses formes récupérées : marchandise, œuvre d’art, techniques publicitaires, langage du pouvoir, modèle d’images aliénantes, objets de piété, accessoires de culte. Ses différentes récupérations, pour incompatibles que certaines d’entre elles apparaissent, avec son esprit, il importait moins de les signaler que de montrer que le surréalisme les contenait dès le départ comme le bolchevisme contenait la “fatalité” de l’État stalinien. Sa nature idéologique à été sa malédiction originelle, celle qu’il n’a cessé de vouloir exorciser jusqu’à la rejouer sur la scène, privée et mystérieuse, du mythe ressuscité des profondeurs de l’histoire. »

Mais revenons à Janover. Que dit-il donc de si choquant ? Le centre de sa critique porte sur le fait que l’I.S. — et donc Debord au premier chef — qui prétendaient dépasser les surréalistes ont été incapable, eux aussi, de tenir ensemble une critique de la culture et une politique révolutionnaire conséquente. Les surréalistes, après l’épisode malheureux du « compagnonnage » avec les communistes ont dû se replier sur des positions artistiques qu’ils prétendaient dépasser. Mais en quoi l’I.S. a-t-elle dépassé cette dichotomie ? En rien, nous dit Janover parce que ce n’est pas en laissant tomber un côté : l’art en le déclarant périmé, pour l’autre : la politique révolutionnaire, c’est-à-dire en éliminant un des termes que l’on peut réaliser un dépassement dialectique de la contradiction dans laquelle on reste ainsi enfermé. L’abandon par des situationnistes du « front culturel » pour celui de « l’hyper-politique », à l’instigation de Debord, n’a pu être présenté comme un « progrès » que parce que mai 68, dans un premier temps, semblait venir confirmer à la fois les thèses de l’I.S. et l’option choisie par son leader. C’est ainsi qu’on a pu voir Debord affirmer par la suite, contre toute réalité, que l’I.S. pouvait à présent disparaître puisque les situationnistes étaient partout ! — si le situationnisme s’est effectivement répandu partout après 68, c’est justement parce que l’I.S. avait échoué.


(À suivre)

dimanche 22 décembre 2013

Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes – Commentaire / 2



Que le livre de Janover soit bien ou mal écrit n’a, en l’occurrence, aucune espèce d’importance. Qu’il n’aime pas Debord ne peut en avoir une que si on peut établir que son hostilité rend sa critique irrecevable — ce qui n’est pas le cas. Janover analyse le parcours de l’I.S. dans l’histoire des avant-gardes dont elle fut la dernière représentante — en effet, depuis, malgré quelques velléités dont la plus curieuse est-celle qui se revendique d’une Ligne de risque patronnée par Sollers (c’est tout dire : vous avez aimé Tel Quel, depuis vous tendez vers L’Infini, n’hésitez pas à prendre la Ligne d[u] risque), personne n’a voulu — ni pu — jouer à ce jeu-là : « L’aventure est morte, beaux enfants. »

Janover n’est pas le seul à avoir mis en rapports surréalistes et situationnistes. Jérôme Duwa a publié avant lui un livre intitulé : Surréalistes et situationnistes, Vies parallèles*, qui examine les relations conflictuelles que l’I.S. et Debord ont entretenues aves les surréalistes (finissants). Mais malgré le fait que Duwa soit évidemment plus favorable aux seconds, sur un certains nombres de points leurs analyses se rejoignent. Raison de plus pour ne écarter celle de Janover sous prétexte d’animosité.

Janover porte un jugement critique sur l’ensemble du parcours situationniste à un moment où il est devenu possible de le faire de manière désabusée. C’est évidemment ce que lui reprochent les thuriféraires de tous poils — tous ne sont pas des ânes qui prennent Debord pour une vache sacrée ; mais aucun ne veut prendre le risque d’un jugement.

« La vérité de l’intention est dans le résultat. » Et le résultat est là, devant nous. Il faut avoir le courage de regarder la vérité en face : l’entreprise situationniste a fait faillite ; et Debord est le principal responsable de cette faillite.

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* Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, Vies parallèles, Éditions Dilecta.


(À suivre)