mardi 3 décembre 2013

Intermezzo



Politique de Retz – Extraits (fin) :


Mais grâce à l’équivalence de l’imagination et de la force, grâce au fait que l’image de la force est aussi une force, le pouvoir n’a pas besoin de faire constamment, par l’usage, la démonstration de sa force. Il peut la mettre en réserve, l’emmagasiner, si je puis dire, dans des signes, dans des emblèmes dont l’exhibition tiendra lieu de force, se substituera à l’utilisation effective de la force. Telle est la fonction du cérémonial de la puissance élaboré par les États de l’âge baroque.
[…]
Inconsistance de la raison, folie des individus et des corps collectifs, opacité du système politique, liberté de l’imagination et du discours : tous ces traits se conjuguent pour placer la politique et l’histoire sous le signe du désordre.
[…]
L’univers de la politique et de l’histoire apparaît […] à Retz et à bien d’autres de ses contemporains comme non galiléen, parce qu’on n’y peut établir aucune relation constante et univoque entre l cause et l’effet : il arrive à la cause de produire des effets tout à fait contraires à ceux qu’on attendait, ou encore des effets tout à fait disproportionnés.
[…]
Du fait de ces incohérences dans la réalité, de ces troubles dans la causalité, de cette présence effective du hasard, il y a des lacunes dans la chaîne du sens, des discontinuités dans l’ordre des raisons, et elles ne tiennent pas à l’gourance de l’acteur ou de l’historien : elles sont inscrites dans la nature même des choses.
[…]
[Aux vrais acteurs], les Mémoires proposent les éléments d’un manuel de la manipulation politique. En ce qui concerne les faibles, il convient de les effrayer […]. Quant aux naïfs, le plus sûr est de les surprendre et de les éblouir ; les « grands noms » leur font forte impression : ils « sont toujours de grandes raisons aux petits génies ». Le mystère est un moyen de séduction efficace : « Rien ne persuade tant les gens qui ont peu de sens que ce qu’ils n’entendent pas ». […] / D’une façon générale, on doit toujours se donner les apparences du bon droit et de la légitime défense : il n’y a « rien de si grande conséquence dans les peuples que de leur faire paraître, même quand l’on attaque, que l’on ne songe qu’à se défendre ».
[…]
Mais ici de pose d’emblée une sorte de question préalable : dans un monde livré au hasard, au désordre et à l’incertitude, l’action est-elle possible ? Chercher à transformer ce monde ou au moins à le marquer d’un empreinte, n’est-ce pas une entreprise désespérée, et la sagesse n’est-elle pas l’hédonisme sceptique avec Montaigne, ou la retraite et la contemplation avec Rancé ? La réponse de Retz est sans ambiguïté : oui, l’action est possible, parce que, s’il n’y a pas de logique du réel, il ya bien en revanche une logique de l’action. Pris en lui-même le monde de la politique et de l’histoire apparaît bien comme privé  de toute régularité comme de tout sens, mais sitôt qu’un acteur surgit qui se fixe des buts, et qui assemble des moyens en vue de les atteindre, cet acteur devient l’origine et le foyer  d’une mise en prdre du réel, qui se propage à partir de lui, et qui vient organiser le champ dans lequel se déploie son action.
[…]
Cependant l’acteur doit également choisir les moyens qui lui permettront d’atteindre ses fins, et ce choix est lui aussi générateur d’une logique organisatrice du réel : les moyens doivent être adaptés au but fixé ; il y a donc une cohérence instrumentale, un lien d’implication entre la fin et le moyen, et rapport doit être respecté : ainsi s’introduisent, dans l’univers chaotique où nous sommes placés, des relations de nécessité ; eu égard à l’objectif retenu, il y a des actes et des conduites qui s’imposent. Le nécessaire n’est « jamais hasardeux », « jamais ridicule » ; bien mieux, il est toujours sage, indépendamment de toute autre considération de morale.
[…]
Le secret de la grandeur est là : l’acteur se teint sur la frontière entre le possible et l’impossible et cherche à la faire reculer. / Il accède à la gloire lorsqu’il démontre par la pratique que ce qui était tenu pour impossible est en réalité possible. « Toutes les grandes choses qui ne sont pas exécutées paraissent impraticable à ceux qui ne sont pas capables de grandes choses. »
[…]
La grandeur et la gloire supposent-elles le succès ? Certaines formules pourraient faire croire à l’existence, chez Retz, d’une morale du succès : « La gloire de l’action dépend du succès, dont personne ne peut répondre […] tout ce qui est haut et audacieux est toujours justifié, et même consacré par le succès ». Cependant, l’échec peut être compensé par la hardiesse de la tentative et par la vigueur de l’exécution ; il y a donc des défaites glorieuses, et la morale de la réussite n’est bonne que pour le vulgaire.
[…]
Le héros ne cherche nullement l’approbation politique et morale : l’effet qu’il veut produire dans son public est la surprise et l’émerveillement. À cette fin, il n’hésite pas à franchir les limites communément admises, et il ne craint pas la démesure : la grandeur de Retz est toute proche du sublime baroque.
[…]
En dernière instance, l’histoire ne peut être écrite que par ceux qui l’ont faite : « Qui peut don écrire la vérité que ceux qui l’ont sentie ? » La confusion du réel « ne se peut concevoir que par ceux qui ont vu les choses et qui les ont vues par le dedans ».

*

[Cet ensemble de citations pourrait constituer une sorte de bréviaire à l’usage des jeunes générations de rebelles qui cherchent à « s’imposer dans le monde ».]

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