dimanche 29 septembre 2013

Lectures – Le Cure-dent



Le Cure-dent est le premier livre de Jean-Yves Lacroix, paru chez Allia en 2008. Il aurait été écrit à la demande de son éditeur pour lequel il avait déjà réalisé une traduction du Bartleby de Melville. Le Cure-dent se présente comme une sorte de biographie d’Omar Khayyam. On peut cependant y voir, par endroit, comme en filigrane, un autre portrait, celui de Debord — qui était donc déjà une des préoccupations de l’auteur et à laquelle il a donné libre court dans son roman Haute époque. On sait que Khayyam est une des référence majeures de Debord qu’il cite volontiers, par exempledans In Girum : « Jeunes, nous avons fréquenté un maître, / Quelque temps nous fûmes heureux de nos progrès ; / Vois le fond de cela : que nous arriva-t-il ? / Nous sommes venus comme de l’eau, nous sommes partis comme le vent. »— que cite aussi Lacroix. Il y a bien sûr le thème du vin qui leur est commun ; comme le fait que tous les deux furent de jeunes orphelins.

Cela pourrait n’être que coïncidence, bien sûr. Cependant, un certain nombre de passages du livre de Lacroix, montrent à l’évidence qu’il n’en est rien. Les voici :


Dans les temps de disette, on voit croître et s’épanouir la figure de la teigne, celle qui martèle combien il est long, raide et rigoureux le temps de vivre nos vies humaines, et combien plus rigoureuse encore l’exigence d’une vie nouvelle.

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Orphelin de père, orphelin de Dieu, enfant du chaos, Omar Khayyam s’est comporté en homme sans exemple que celui qu’il forgeait. Sans autre devoir que d’inventer, jour après jour, une existence et les conditions de sa souveraineté.

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Omar Khayyam semble avoir été un excellent juge de son crédit, tant de celui dont il jouissait auprès des autres, que de celui qu’il se faisait à lui-même, par saine méthode, le plus large possible. Il faut saluer le génie quand il se trouve : durant vingt-neuf années Omar Khayyam fut royalement payé, dont vingt-quatre du seul fait qu’il était Omar Khayyam.

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Je suis né en 440 d’un père mort et d’une mère supérieure. Elle voulut mon éducation saine, classique et vigoureuse et en confia les soins aux meilleurs pédagogues. Les rigueurs de l’enfance ont permis l’épanouissement de quelques dons, notamment pour la poésie et le vin. J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la très violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût  du passage du temps.

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Omar Khayyam évoque tant de raisons de s’arsouiller, pare le vin de tant de qualité, qu’il faut y voir la manière d’un zélateur et d’un athlète qui s’encourage ou se rappelle au devoir, et non celle d’un homme qui se justifie. Il égrène par jeu les évidences, et leur trouve un jour surprenant : “jamais nous ne boirons si jeunes”.

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Toute vie est un processus de démolition. C’est une chose entendue. Peut-être y at-t-il quelque folie, quelque grandeur à vouloir éprouver les vérités abstraites au point de transformer ce processus en une entreprise rationnelle, cohérente et concertée. Mais enfin, la pensée qui forme aisément cette idée que le ciel et l’enfer sont en nous, ne serait à peu près rien si elle ne compromettait pas le corps. En toute matière, Omar Khayyam s’est montré un ennemi résolu du dilettantisme. Est-ce cela vraiment qu’on appelle autodestruction ?

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Au fond du trou, il existe une vaste chambre, presque carrée, l’amorce d’un rectangle. Trois portes hautes à double battants, deux fenêtres au nord qui donnent sur la rue. Les volets clos des persiennes, de lourds rideaux tirés, d’une couleur rouge sang séché, sur le plafond quelques traces de lumière. […] Sur le mur latéral gauche, une étagère garnie de livres. Une cheminée obturée, avec sur le devant quelques traces d’un ancien feu. […] / La tête positionnée au pied du mur opposé aux fenêtres, entre deux portes, prend place un lit bas et large. Au sol, des barres de pierre sommairement polies, affleurent de nombreux fossiles. Sur les murs, comme d’étranges concrétions mêlant à la chaux d’inégales plaques de suie, douze vues de l’esprit. Cinq représentent des mains tendues. L’une, gantée, est celle d’une femme qui caresse la surface d’une eau noire, l’autre celle d’un homme vêtu d’une cape d’hermine. […] À côté, gravé dans l’enduit, une inscription : “la guerre de la liberté doit être faite avec colère”.

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Une nuit de deux ans. Un homme étendu, le corps noué de nerfs, les draps tirés jusqu’au menton. Il voudrait trancher sur ce lit, dans ce lieu idéal, la question de la vie et de la mort. La pensée se dérobe. Il seul, rompu. Une fatigue de gladiateur. Il n’a pas d’âge. On ne lui connaît plus de nom. / À bien l’observer, il ne s’absente guère de ce décor que pour la même raison qu’y l’y retient : la prise de boisson. […] / Quiconque boit sait qu’il lui faudra bientôt marcher. L’homme court. Il boit partout où il est possible de boire, dans une ville qui ne dort véritablement  qu’une heure ou deux. Sans s’attarder jamais. […] Il éprouve, en de nombreux moments, la sensation d’une catastrophe imminente. Il invente, pour l’occasion, une nouvelle façon de marcher. […] / Des heures nocturnes, celles de la désintoxication sont les plus désobligeantes. L’état de forte agitation, l’incapacité à trouver le sommeil, les sudations abondantes, les tremblements aigus, toute cette misère s’accroît de la conscience  bien nette qu’il s’agit ne là que d’une répétition infiniment maladroite d’un acte qui surpasse de très loin toute capacité humaine. C’est une notion que le cours prévisible des choses rend plus cuisante, au point de blesser et d’amoindrir, de léser, pour finir, le sentiment même de la vie.

jeudi 26 septembre 2013

Lectures – Haute époque / Addendum



Pour les besoins de son roman, Jean-Yves Lacroix a également réalisé un petit montage avec des extraits d’une lettre de Debord où il est question de complications amoureuses entre lui, Alice, le destinataire de la lettre et sa compagne. Il s’agit d’une (très) longue lettre d’octobre 1971 adressée à Jean-Marc Loiseau qui se trouve dans le volume 4 de la Correspondance de Debord. Dans le roman c’est une lettre, datée de 1973, que lui lit son ami Felipe qui dit l’avoir acheté à un « gugusse de passage ».

Voici les extraits qui ont servi à Jean-Yves Lacroix pour réaliser la sienne qui est plus vraie que nature.


Si je ne t’ai pas écrit jusqu’à présent, c’est que je ne croyais nullement que la fin malheureuse d’un certain genre de relations avec Ève doive entraîner avec toi une rupture complète et une défiance sut tous les plans.

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Je n’ai pas porté contre toi des accusations calomnieuses, comme je vais te le montrer […].

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[…] je vous reproche des mensonges précis. […] je n’ai critiqué qu’un phénomène de fausse conscience.

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[…] en m’écrivant tu as donné à la question une dimension publique qui m’oblige à répondre […].

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[…] je n’ai jamais maintenu contre personne une affirmation simplement probable mais non prouvée.

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[…] je ne me trompe pas quand je constate qu’il y a un défaut général dans la contradiction ente l’idéologie de votre couple de révolutionnaires et la façon concrète dont vous vivez en cette circonstance le rapport avec les autres.

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Comme tu sais, nous n’avons jamais essayé d’influencer ou de capter Ève, fût-ce pour une demi-heure. Seule la liberté, comme tous les pro-situs le disent mais ne le pratiquent guère, peut être la base de rapports passionnés entre des individus, que ces rapports aient pu durer trois nuits ou dix années.

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Il n’y a pas de progrès cumulatif garanti dans la conscience, les connaissances, les œuvres d’un révolutionnaire – on peut dire aussi : d’un homme, d’une femme. Il y a des embranchements de la vie où il faut tout de suite choisir telle voie, des sauts qualitatifs, des occasions manquées et des retombées.

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Après qu’Ève nous ait dit pendant deux ou trois semaines qu’elle nous aimait, […] elle en vient […] nous déclarer […] “qu’elle veut nous aimer, et qu’elle va nous aimer, mais qu’il y a en elle une peur d’aimer” […]. Le mépris du temps, le temps qui est la base de toute pensée dialectique, est ici évident. […] on ne peut, véridiquement, que dire ces deux choses : “Je ne vous aime plus”, ou bien : “Je me trompais – ou je vous trompais : je ne vous aimais pas.” Mais la vie n’est pas le jeu de l’oie où on reviendrait à la cas zéro, ou cinq, ou sept, pour recommencer vers l’avant, en jouant autrement, en reprenant les coups qui ne collent plus avec la position où on se trouve placé à tel moment. Quand on vient de boire deux bouteilles, il faudrait être un délirant pour se proposer sérieusement de goûter son troisième verre !

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Je te connais trop peu pour prévoir si tu voudras prendre cette lettre en bonne part ou, au contraire, l’injure à la bouche […]. C’est ton affaire, et nous savons tous qu’en jugeant on est contraint de se juger soi-même.

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Si j’avais pu prévoir quelque perturbation à propos d’Ève, crois bien que cette histoire n’aurait pas eu lieu ; non seulement pour ne pas t’ennuyer, mais surtout parce que, dans cette éventualité, Ève m’aurait elle-même beaucoup moins intéressé. / Salut, / Guy


Chez Lacroix, Ève devient Laure (Ève, Laure, Béatrice, c’est toujours la femme éternelle) ; et en resserrant considérablement la lettre de Debord, il en exprime la quintessence. Felipe, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne porte pas Debord dans son cœur, après lui avoir lu la lettre qu’il introduit par : « […] on ne peut pas faire confiance à un homme qui prend un intérêt si personnel à l’énoncée de la vérité. Je vais vous en donner une illustration. », conclut à l’intention du narrateur : « Vous me parlez de sa pensée, c’est l’homme que je réfute […]. »

mercredi 25 septembre 2013

Lectures – Haute époque / 4



Avant d’en finir, nous aussi, il faut encore mentionner la présence récurrente dans ce roman d’un autre livre : la Vie de Rancé de Chateaubriand, où il est question de Retz, que le narrateur feuillette encore à la fin aux toilettes et qui n’est pas sans rapport avec notre sujet.


Le cardinal de Retz était petit, noir, laid ; il ne savait pas se boutonner.

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Les portraits du cardinal de Retz n’offrent pas ces difformités : dans le visage il a quelque chose d’arrogant de M. de Talleyrand […].

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Retz écrivit la Conjuration de Fiesque ; ce qui fit dire au cardinal de Richelieu : « Voilà un dangereux esprit. »

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Suspect à Richelieu, ayant eu l’audace de mugueter ses femmes, le lovelace tortu et batailleur fut obligé de s’enfuir.

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Joly, la duchesse de Nemours, La Rochefoucauld, madame de Sévigné, le président Hénault et cent autres ont écrit du cardinal de Retz : c’est l’idole des mauvais sujets.

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Placé entre la Fronde qui permettait tout, et le maître de Versailles qui ne souffrait presque rien, le coadjuteur s’écriait : « Est-il quelqu’un de pire que moi […]. »

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De l’esprit comme homme, du talent comme écrivain (et c’était là la vrai supériorité) l’ont fait prendre pour un personnage de génie. Quant à ses actions politiques, […] le moindre ne nos révolutionnaire eût brisé en une heure ce qui arrêta Retz toute sa vie.

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Réduit à lui-même et privé des événements, il se montra inoffensif : non qu’il subît une de ces métamorphoses avant-coureurs du dernier départ, mais parce qu’il avait la faculté de changer de forme comme certains scarabées vénéneux. Privé de sens moral, cette privation était sa force. Sous le rapport de l’argent il fut noble ; il paya les dettes de la royauté de la rue, par la seule raison qu’il s’appelait Retz.  Peu lui importait d reste sa personne : ne s’était-il pas exposé lui-même au coin d’un borne ? On le pressait de dicter ses aventures, et le romancier transformé en politique les adresse à une femme sans nom […].


Les citations qui précèdent ont été utilisées par Jean-Yves Lacroix au début du livre pour confectionner un pseudo article du Monde : « Guy Debord, cardinal », « hommage » anonyme paru après son suicide dont Vaneigem parlera plus loin au narrateur, lors de leur rencontre pour affaire, en ces termes : « Au milieu des ordures, à sa mort, un copain a fait paraitre dans Le Monde un portrait détourné de celui que Chateaubriand dresse du cardinal de Retz dans La Vie de Rancé. Eh bien, crois-moi, il y a plus de révélation dans ce texte écrit sur un autre, par un autre, que dans tout ce que nos contemporains ont déballé sur lui depuis son suicide. »

mardi 24 septembre 2013

Lectures – Haute époque / 3



Revenons à Felipe, l’ami libraire, il porte sur Debord un jugement sans appel : « un authentique fumier ». Nonobstant, le narrateur décide de se documenter pour voir lui-même de quoi il retourne. Lui-même alcoolique sévère, il est séduit par l’apologie de la boisson dans Panégyrique. À partir des documents qu’il a rassemblés, il publie un catalogue. Après un départ modeste, les ventes décollent. C’est à ce moment-là qu’Alice le contacte et le convoque chez elle : « Ils étaient trois face à moi, autour d’une table étroite, on aurait dit un tribunal de campagne. Ils m’ont soumis à un interrogatoire serré, Serge Demi-Bec prenait des notes. Ils voulaient savoir d’où je tenais les documents qui figuraient au catalogue, si j’en possédais d’autres, et puis ce que je connaissais de Guy Debord et qui me l’avait appris. » Après l’avoir fait lanterné, elle lui propose de travailler pour elle. Son ami Felipe, à qui il fait part de la chose, toujours aussi radical, lui rétorque : « Vous avez vu de quelle sommités votre Debord vivait entouré ? Ça, auprès d’eux, il risquait moins d’ombre que sous une rangée de cyprès ! Mais après, dites-moi, il faut vivre avec des plombs pareils, jour après jour, se les coltiner, qu’est-ce qu’il pouvait bien leur trouver ? Ça ne vous alerte pas ? Ils ne savent même pas boire ! Ni recevoir, quand j’y pense, vous avez goûté leur vin bio ? Alice vous a plu, elle vous aime bien, mais elle ne s’animera véritablement qu’au bruit des fafiots. » La collaboration va durer trois ans, pendant lesquels le narrateur va écouler nombres de documents, dont le manuscrit de La Société du spectacle. C’est avec les Mémoires, dont il devait négocier la vente des maquettes originales à un riche collectionneur qu’il va commettre un impair et se voir remercié par les héritiers. Vient ensuite l’épisode de la vente des archives à la BNF — à laquelle il n’a pas participé — où le narrateur nous expose les conditions dans lesquelles celle-ci l’a emporté sur sa concurrente de Yale.

Il faut réserver une place à part, à l’épisode où un ami lui propose « d’interroger le seul témoin direct du suicide de Debord ». Celui-ci lui raconte avec force détails la fin du « maître » à laquelle il a assisté — pour ainsi dire en première ligne. Un signe l’avait alerté sur l’imminence de sa mort : une souris avait fait son apparition en plein jour dans la pièce où il se tenait. Ce témoin a pu assister aussi au tri de ses archives : « Tout y est passé : les manuscrits, les cahiers ou liasses de papier, les tapuscrits, les épreuves d’imprimerie, les lettres reçues – celle du moins qui avaient survécu à l’opération déclenchée par le maître trois ans auparavant, sous le nom d code Katyn – les copies carbones des lettres adressées, les photos du maître, les photos d’amis, les photos de tournage, les bobines de films, les fiches de lectures sur papier bristol, entassées par centaines dans des boîtes à chaussures les paperolles, les notules les billets. » Et donner ses consignes pour que tout ce bric-à-brac soit rentabilisé au maximum : « Il n’y a rien à jeter a proclamé le maître. Aux prix que peuvent atteindre les manuscrits de nos jours, si nous avions encore le temps, il conviendrait au contraire d’en rajouter. Concentrons sur le moyen de valoriser tout cela. Nous pouvons commencer par joindre à l’ensemble quelques fétiches homologués : mes lunettes, mon briquet, la table du bureau, la machine à écrire, même si je ne m’en suis jamais servi, que sais-je moi, le renard empaillé, enfin tout ce qui fait la panoplie habituelle de l’écrivain de génie. Ensuite, je crois qu’en opérant quelques destructions minimes parmi les inédits, et en les livrant à une publicité adaptée, en suggérant par exemple la dimension d’un continent perdu, nous apprécierions ipso facto ce qui a échappé à la destruction. » Tout cela aurait certainement les accents de la vérité, si le témoin n’était autre que le chat des Debord. Quoique : « Peut-on se fier à la parole d’un chat ? Je le crois, oui. »

Après ce morceau de bravoure, et quelques péripéties annexes, il ne restait plus au narrateur qu’à prendre congé du lecteur. Nous assisterons encore à l’enterrement des livres de Debord qu’il avait rassemblé dans une caisse à munition — il est vrai que celui qui les avait écrit avait lui-même tiré sa dernière cartouche — dans le site troglodyte de l’Abbaye de Saint-Roman ; et nous le quittons dans les toilettes de son appartement où l’a conduit un besoin présent : « J’aurais aimé mettre un peu d’art dans tout ça, un jour, finir les phrases. Alors, j’ai tiré la chasse. »

(À suivre)