samedi 30 juin 2012

En marge de : Debord à Venise / 5


Revenons pour finir au « couple » Debord / Vaneigem tel qu’il a fonctionné au sein de la « structure fraternelle » ; et à la manière dont leur aventure s’est (mal) terminée. On remarquera que Vaneigem en qui Debord avait trouvé un quasi « frère jumeau » au sein de l’I.S. n’est jamais évoqué directement dans In girum. C’est qu’il aura démérité lors de « l’assaut final » dans lequel l’avant-garde situationniste a disparue. Depuis lors, il n’existera plus pour Debord — un des rares jugements qu’il portera sur lui sera pour dire que tout ce qu’il a écrit après l’I.S. était nul. Et Vaneigem de son côté se refusera à porter nommément un jugement sur Debord — les seuls propos (venimeux) dirigés contre celui-ci, dans son Livre des Plaisirs, le seront de façon allusives ; à l’exception peut-être de celui-ci où, fustigeant « la fonction intellectuelle comme seule forme d’intelligence », il termine sa péroraison par : « Elle fait de l’émancipation le pauvre débord d’un pitoyable refoulement. », où il est difficile de ne pas voir qui est visé.

Dans Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, il écrit, parlant de sa relation avec Debord : « Fondée sur l’exubérance éthylique et la rigueur de pensée, notre amitié unissait, à la façon des hexagrammes du Yi-King, l’humidité et la sécheresse. Debord rêvait d’un admiration sans admirateurs. Ceux qui l’encensaient l’irritaient, il les méprisait de ne rien tenter qui leur épargnât de se faire adouber. / Notre adhésion à la conception arthurienne d’un table ronde circonscrivait à un diamètre identique les velléités de pouvoir toujours prêtes à s’exacerber et à à appliquer leur mesure secrète la où notre éloquent refus des hiérarchies eût interdit toute intrusion. » ; et il ajoute, faisant bonne mesure et preuve de lucidité : « Certains d’entre nous étaient plus égaux que d’autres, nous le savions. » On ne peut pas en dire autant de la suite ; à propos de l’évolution de l’I.S., il écrit : « Avant de tourner à la fièvre obsidionale, l’idée du groupe en péril nous garda en solidarité et cohérence. Elle justifia l’exclusion des artistes, soucieux de hanter le marché avec le spectre du situationnisme, des opportunistes, des mystiques, des politiques. » — c’était, parlant des artistes, faire bon marché d’Asger Jorn dont la côte ne s’est jamais démentie. Vaneigem poursuit sa justification pro domo qui est en même une justification de son « frère » : « Ce n’est pas que, entre Debord et moi, l’amitié se fût refroidie. Nous avions toujours campé sur les glacis de l’intellect, où la chaleur humaine ne s’attarde guère. » La mort de Debord ne lui inspirera que ces propos nostalgiques assez convenus : « À l’annonce du suicide de Guy Debord, les évocations qui me vinrent en mémoire furent nos beuveries dans les bistrots de Beersel où, savourant la gueuze, nous distillions, avec alcool, l’idée d’une société radicalement nouvelle. Au moins nous sommes-nous avinés joyeusement d’un rêve qui, en abandonnant le passé à ses inconséquences, deviendra réalité. Je m’obstinerai à n’en pas douter. » Salute !


jeudi 28 juin 2012

En marge de : Debord à Venise / 4


« Nous, nous avons beaucoup d’orgueil, mais pas celui d’être Rembrandt dans les musées. », entendait-on dire à Debord au début d’un de ses premiers films. Dans son film testamentaire : In girum nocte et consumumur igni, il place, pour finir, à la suite de quatre portraits photographiques (cinq en fait puisqu’il y en a deux à l’âge de vingt-sept ans) de lui, respectivement à : vingt, vingt-sept, trente et un et quarante cinq ans, le dernier autoportrait de Rembrandt.

[Debord à vingt ans]
 [Debord à vingt-sept ans / 1]

[Debord à vingt-sept ans / 2] 
[Debord à trente et un ans]
[Debord à quarante-cinq ans]


Il faut noter les deux photos de Debord à vingt-sept ans — dont une en « cinéaste ». Dans son Tryptique pour Albrecht Dürer, Françoise Bonardel donne, à propos d’un autoportrait de Dürer à 28 ans, la citation suivante : « “Selon la division médiévale traditionnelle des époques de la vie, cela représente la transition entre la jeunesse et la maturité. D’après Isidore de Séville, c’es à vingt-huit ans qu’un jeune homme, sorti de la jeunesse mais non encore marqué par le déclin, est en possession de sa plus grande force, intelligence, rectitude morale et beauté physique, et peut entrer dans le monde pour l’honneur et la gloire. […] »

Il faut noter aussi que le portrait de Debord qui précède le dernier autoportrait de Rembrandt est une photographie de son visage prise dans un miroir et que c’est donc une image inversée qui nous est donnée à voir ; une image depuis l’autre côté du miroir, pourrait-on dire ; une image de l’au-delà. On remarquera aussi que si Debord ne se regarde pas dans ce miroir ; il ne regarde personne, il ne regarde rien : il a le regard perdu.

Toujours à propos de Dürer, Françoise Bonardel fait la réflexion suivante : « Est-il “aspect” plus digne d’attention de la part d’un peintre que l’image réfléchie de soi dans un miroir où surprendre le secret de son rapport intime à soi-même, indiscociable de celui entretenu avec le monde et avec Dieu ? » — en ce qui concerne Debord, il faut évidemment enlever Dieu ; mais il reste de Diable et le Chevalier — la Dame a été écartée du jeu ; et la Mort est en embuscade.

(À suivre)

mercredi 27 juin 2012

En marge de : Debord à Venise / 3


Chapitre XI, Sous le signe du Lion

[…]

Croisée des chemins, croisé des destins. C’est vers Venise, promise comme l’une de ces terres dont les marins en détresse saluent l’apparition en mer, que s’en iront au carrefour des siècles (XIXe-XXe) la plupart des grands mélancoliques et « décadents » qui, fuyant l’Allemagne comme le fit en son temps Dürer, portaient aussi en eux l’empreinte indélébile de leur rencontre avec son Chevalier. Un nouvel art de la « gravure » était-il sous leur égide en train de naître, au moment même où s’effondraient de tous côtés les certitudes sur lesquelles avait reposé le monde où évolua Dürer ? Nostalgie et mélancolie, confusément mêlées, allaient devenir le burin dont on attendait qu’il puisse aussi bien éradiquer les aspérités du souvenir — les dernière adhérences affectives au « monde d’hier » (Stefan Zweig) — que « sertir » dans un nouvel airain les âmes et les cœurs, comme le dira Jünger de l’image des dieux. D’une telle ambiguïté Venise allait devenir l’incomparable alibi ; et l’on sent bien que l’on ne pourra suivre les pérégrinations vénitiennes et cosmopolites de ces nouveaux « chevaliers » à la triste figure qu’en s’éloignant avec regret de l’art de Dürer, de Nuremberg, d’Anvers ; comme si « l’androgyne Venise » (Paul Morand) était appelée à rejouer pour nous le rôle du Portique de l’Instant décrit par Nietzsche dans son Zarathoustra, sous lequel la route du futur et celle du passé intervertissent leur cours sitôt que jaillit la vision rédemptrice : « Toute vérité est courbe, le temps lui-même est cercle ».


Albrecht Dürer, Le Chevalier,

La Mort et le Diable


Offert en viatique aux générations futures, le Chevalier de Dürer ne se contentait pas d’incarner la Force intrépide capable de les guider dans « l’aventure labyrinthique la destinée » (Raoul Vaneigem*). Détenteur d’une « mesure » secrète reconquise sur le temps, il les conduirait au cœur même du labyrinthe, là « où la destinée se ramasse sans que l’on se soucie de savoir si l’on est  dans une fin ou dans un commencement, tant ces notions s’abolissent ».

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* Le Chevalier, la Dame, le Diable et la Mort, le cherche midi. Dans l’introduction à son livre, Vanegeim écrit : « J’ai placé sous le signe d’une réalité fantastique, peinte par Dürer, Grünewald et Altdorfer, mon souci de louvoyer et de faire le point avant de franchir les dernière encablures d’une navigation, promise à je ne sais quel port, où l’arrivée est un départ. » Quant à son « frère » Debord, s’il n’y a pas référence à Dürer dans In girum, on notera qu’il place « Le dernier autoportrait de Rembrandt » à la fin d’une séquence où l’on voit successivement des photos de lui à différents âges de sa vie.


(À suivre)



mardi 26 juin 2012

En marge de : Debord à Venise / 2

Chapitre IX, L’Énigme du Passage

[…]

Qu’est-ce que la mélancolie si ce n’est, comme le disait Kierkegaard, une « hystérie de l’esprit » : la conscience déboussolée d’un temps qui ne passe pas ou, ce qui revient au même, n’en finit pas de « passer » sans qu’il soit possible, à son passage, de rien retenir, de rien récolter ? La caricature stérile de la Tempérance, en somme, nouant d’un seul geste le flux de ce qui s’écoule et la mesure inchangée de ce qui indéfiniment perdure. Pour le mélancolique dont l’âme semble à jamais dissociée du cœur, tout a désormais le visage de la stérilité, la morosité d’un interminable hiver de l’esprit, sans qu’il soit possible d’imputer à l’un de ces trois « moteurs » de la vitalité l’unique responsabilité d’une telle prostration. Si c’est la chaîne tout entière qui est affectée, on ne peut non plus se contenter d’associer cet état de frigidité à la conscience de l’écart entre le possible et le réel, le désiré et le désirable, dont le personnage de Faust aurait au seuil des Temps modernes incarné la tragique futilité. Car la conscience d’un tel écart motivait aussi, comme le rappelle Michel Certeau, l’élan et l’émoi mystiques : « Un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait déjà au XVIe siècle un ressort secret de la pensée, la Melencholia ».

[…]


Chapitre X, La Royauté de Saturne

[…]

Redonnant ses lettres de noblesses à l’hypothèse aristotélicienne d’une étroite connivence entre génie et mélancolie, Ficin l’a réintégré au sein d’une vision tripartite à l’époque encore traditionnelle faisant de l’âme de l’homme, comme de celle du monde, la médiatrice entre ciel et terre, corps et esprit. De l’harmonisation de ces trois instances, et d’une régulation subtile des Éléments (Eau, Air, Terre, Feu) dépend la santé, physique et spirituelle. Déjà délicate à réguler chez tout être humain, cette exigence vitale de « mesure » l’est encore davantage chez ceux des sédentaires mélancoliques que l’étude à placé sous le signe de Mercure et surtout de Saturne « qui élève l’homme de recherche aux plus hauts secrets », condamne à de longues heures de concentration mentale et de stagnation physique. Déjà naturellement portés à la méditation, à la réflexion solitaire et aux longues veilles studieuses du fait de leur complexion saturnienne, ces studiosi voient leurs dispositions foncières encore aggravées, « plombées » devrait-on dire, par l’étude, de telle sorte que leur esprit ainsi confiné « s’émousse la pointe de l’entendement à la splendeur de la vérité » dit joliment Ficin, les comparant aux hiboux, chouettes et autres chats-huants faisant de la nuit le jour et du jour la nuit. Double fatalité donc, semble-t-il, que celle d’un tempérament d’abord puis d’une activité qui, cultivant cette attraction spontanée de l’âme pour le « centre » des choses et du monde, conduit néanmoins vers la paralysie, l’asphyxie psychique ceux qui s’y consacrent trop assidument. / Provoquant un resserrement, une constriction extrême, un assèchement du fluide vital qui, toujours attiré par le centre des choses n’irrigue plus leur périphérie, la propension mélancolique due à Saturne génère sa propre topographie : « Or se recueillir de la circonférence au centre, et demeurer fiché au point du milieu, est principalement le propre de la terre, à laquelle certainement l’humeur noire est fort semblable. Ainsi la mélancolie provoque-t-elle continûment l’âme à ce qu’elle se recueille, s’arrête en contemplation sur un point qui, semblable au Centre du Monde, la contraint à rechercher le centre des choses singulières, et l’élève pour comprendre toutes les choses les plus sublimes, d’autant qu’elle a fort grande convenance avec Saturne, qui est la plus haute des planètes. »

 Dürer, Melencholia (1514)

 […]

Comment restaurer ce potentiel de transformation bien connu des hermétistes voyant dans tous les états « saturniens » — la mélancolique Nigredo en particulier — la clef du Grand Œuvre alchimique ? En retrait de l’avant-scène où gisent les outils devenus inutiles, le creuset pourrait faire office de rappel quant à l’existence d’une autre manière de mesurer et d’œuvrer.

 […]

Si l’on peut à la rigueur envisager qu’un banal contrepoison « solaire » vienne à bout des états mélancoliques ataviques (tempérament) ou occasionnels (dépressifs, dirions nous aujourd’hui), la mélancolie saturnienne requiert un autre traitement lorsqu’elle s’avère la face sombre mais inévitable du génie ; le plus troublant étant justement que le processus créateur ne s’offre plus ici comme catharsis de l’état mélancolique, comme on le pensera à partir du romantisme. Simple temps mort ou avertissement plus décisif ? Interprétée par les romantiques, et les Modernes en général comme une préfiguration de la génialité mélancolique en proie aux affres de la création, Melencholia I pourrait tout aussi bien désigner ce temps mort où la création seule ne répond plus à l’attente du « génie » dont la vocation serait moins de créer des œuvre, si sublimes soient-elles, que de transmuer le cours de l’existence en destin.


(À suivre)

En marge de : Debord à Venise / 1


Quelques extraits du livre de Françoise Bonardel : Triptyque pour Albrecht Dürer, Les Éditions de la Transparence.


Chapitre VII, L'humeur du sablier

À propos du Saint Georges :

On notera au passage que le dragon n’est dans La Légende dorée tué par Saint Georges qu’après avoir été ligoté par la Princesse. […] / Encerclant les jambes du cheval fermement campé sur ses deux sabots, le monstre darde un regard furieux vers un autre dragon, de plus petite taille, taraudant de sa langue les orbites vides d’un mort dont les ossement gisent éparpillés sur le sol*. C’est entre eux qu’un drame muet paraît se jouer dont Saint Georges tout comme sa monture, semble se désintéresser ou vouloir se détourner. Simple dédoublement iconographique rappelant en deux séquences juxtaposées les méfaits du monstre avant sa capture, semant la désolation dans la contrée avant que le valeureux héros ne vienne l’en délivrer ? Cruelle confrontation du dragon encore vivant, mais d’ores et déjà hors d’état de nuire à son double dévorant ? Les écrits hermétiques circulant parmi les humanistes de Nuremberg — on ne peut pas non plus exclure que Dürer fasse ici une allusion discrète au combat des « natures » fixe et volatile (Soufre et mercure, Roi et Reine), qui en alchimie décide de l’issu finale du Grand Œuvre ?

Dürer, Saint Georges à cheval 
(1502-1503)


[…]

Pressentait-il par ailleurs que la « fixation » du monstre par la lance du saint était en effet beaucoup plus décisive, pour la sauvegarde du monde, que sa mise à mort sanglante ? Une telle vision chère aux alchimistes eux aussi soucieux de « fixer » leur Mercure trop volatil, relevant probablement davantage chez lui de l’intuition spirituelle que d’un ésotérisme savant et conscient.

Saint Georges, fronton de l’église anglicane,
Dorsoduro, Venise
 
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* Cette représentation constitue l'une des enluminures réalisées par Dürer pour Le Livre d'Heures de l'Empereur Maximilien Ier. Françoise Bonardel écrit à son propos : « Tant d’innovations stylistiques recouvrant tant d’ambiguïtés spirituelles conduisent à se demander si dans ce dessin de 1515, le dernier de la série des saints Georges représentés par l’artiste, Dürer n’a pas livré sa vision ultime de l’affrontement salvateur […]. / Rien d’étonnant donc à ce que ce saint George-là ne figure que très rarement dans les rétrospectives artistiques consacrées à ce combat ; d’autres œuvres de Dürer étant à cet égard bien plus conformes à la vision populaire et mythique : la gravure de 1502-1503 [voir supra] surtout, la seule aussi où la présence discrète de la Princesse, à l’arrière-plan rappelle le scenario complet du drame. »


(À suivre)



lundi 25 juin 2012

Ralph Rumney – La vie d’artiste / 2


Ralph Rumney artiste rebelle et cofondateur de l’Internationale situationniste

L’artiste, écrivain et cofondateur de l’Internationale situationniste, Ralph Rumney est mort du cancer à Manosque, Provence, à l’âge de 67 ans.
Interviewé dans La Carte N’est Pas Le Territoire, une étude sur sa vie et son travail d’Alan Woods, il disait : “Je pense que le truc, autant qu’il est possible, est d’être en quelque sorte anonyme dans la société. Vous savez, en quelque sorte évanescent.” Effectivement, jusqu’à la publication l’année dernière de ce livre merveilleux, Ralph semblait presque avoir été oublié dans son propre pays, excepté par ceux d’entre nous qui ont été assez chanceux pour l’avoir connu.
En 1989, la Tate a acheté l’une de ses peintures, The Change, datant de 1957. Et il y a eu quelques rétrospectives montrant son travail dans les dernières années, plus récemment dans la ville d’Halifax où il avait habité.
Ralph a produit un vaste corpus de travaux tout au long de ces années – des abstractions informelles aux grande toiles utilisant la feuille d’or et d’argent, des moules au plâtre aux polaroïds, aux montages et aux vidéos. Mais c’est seulement maintenant que ces chose sont ré-assemblées et réévaluées. Comme il l’a dit : “Elles ont été éparpillées un peu partout. Cela correspond à un mode de vie particulier, à ses hasards et à différentes circonstances. Les choses sont vendues, les choses sont perdues. On peut presque dire aujourd’hui que je suis un artiste sans œuvre, qu’elles sont devenues accessoires.”
Les trucs évanescents de Ralph étaient célèbres, c’était la part essentielle d’une vie d’aventure permanente et d’expérimentation sans fin. Il oscillait, comme le disait son ami Guy Atkins : “entre la pénurie et une abondance presque absurde. Quelqu’un pouvait lui rendre visite dans une chambre sordide de Neal Street, dans une maison partagée avec des presque clochards. Le suivant le trouverait Au Harry’s Bar à Venise ou au vernissage de Max Ernst à Paris. Il semblait prendre la pauvreté avec plus de sérénité que les richesses.”
Seulement plus tard, et en partie à cause de sa mauvaise santé, Ralph s’est installé à Manosque, où il partageait un étage rempli de ses peintures, avec son chat, Borgia. Pour Le Consul, un autre livre d’interviews avec lui qui sera bientôt publié en Angleterre, il avait choisit comme épigramme un phrase de l’écrivain français Marcel Schwob : “Fuis les ruines et ne pleure pas parmi.”
Presque toute sa vie, Ralph fut un nomade, errant de pays en pays, parfois dans l’embarras ou parfois pas, à Londres, Paris, Milan, Venise, ou dans la petite île de Linosa, au sud de la Sicile, un des endroits qu’il préférait. “Je me suis toujours senti totalement à l’aise parmi ses 400 habitants, régulièrement coupés du monde pour de longues périodes. Certains m’ont accusé d’aimer la solitude, mais je voudrais affirmer que j’avais trouvé là, en fait, une petit société à l’échelle humaine.”
Ayant affirmé ne pas avoir cru aux avant-gardes, Ralph avait néanmoins croisé le chemin – et parfois le fer — d’à peu près chacun des mouvements radicaux artistiques et politiques  des 50 dernières années, il avait apporté sa contribution, et passé outre.
Il était né à Newcastle, et, à l’âge de deux ans, il avait déménagé à Halifax, où son père, le fils d’un mineur de charbon, était vicaire. Il avait enduré l’internat, découvert Sade et les surréalistes au début de son adolescence, refusé des places à Oxford et à l’École d’art, s’était enfui vers la bohème de Soho, et vers Paris.

Il s’est est suivi un long voyage erratique. En route*, ses compagnons de voyage comprenaient : E. P. Thompson, qui lui donna une chambre lorsqu’il avait 17 ans pour qu’il puisse échapper à ses parents, et approfondir sa compréhension du marxisme ; Stephan Themerson, un collaborateur d’Other voices, le magazine  que Ralph produisait à Londres au milieu des années 1950 ; George Bataille, avec lequel Ralph avait débattu de l’érotisme ; Yves Klein, dont Ralph avait introduit le travail dans le monde de l’art londonien, comme celui de Michaux, Fontana et d’autres ; William Burroughs ; et le philosophe et psychiatre, Félix Guattari, qui avait donné asile à Ralph dans sa clinique à l’extérieur de Paris quand il fut, de manière scandaleuse, accusé de meurtre. En 1967, la femme de Ralph, Pegeen – qu’il avait sauvée de tentatives de suicide précédentes – mit fin à ses jours par une overdose de barbituriques dans leur appartement de Paris. Sa mère, Peggy Guggenheim, qui avait toujours détesté Ralph (pour des raisons qu’il décrit, avec esprit et une surprenante absence d’amertume, dans Le Consul), entreprit une action judiciaire contre lui pour meurtre et “non-assistance à personne en danger”. Déjà bouleversé par la perte de sa femme, Ralph endura des mois de persécution avant que l’action ne soit abandonnée. Ce fut l’implication de Ralph aux côtés des situationnistes qui compta le plus pour lui, et qui a, pour partie, conduit à la redécouverte de son travail. Il existe une série de photographies de la première réunion de l’Internationale situationniste, dans le village italien de Cosio D’Arroscia en juin 1957. Tous les membres fondateurs sont là : Walter Olmo, Michèle Bernstein, Asger Jorn et, bien sûr, Guy Debord, souriant à l’appareil. Seul manque Ralph, – parce qu’il prenait les photos.
Sa propre description  de la fondation de ce que certains considèrent à présent comme le regroupement révolutionnaire le plus lucide de la seconde moitié du 20e siècle est modeste, mais suffisamment précise : “Au niveau des idées, je ne crois pas qu’on ait inventé rien qui n’existait déjà. Ensemble, on a fait une synthèse en utilisant Rimbaud, Lautréamont et quelques autres, comme Feuerbach, Hegel, Marx, les futuristes, Dada, les surréalistes. On a su combiner tout ça.”
Ralph n’est pas resté longtemps membre de l’I.S. Debord l’a exclu – “poliment, même aimablement” – moins d’une année après, l’accusant, à tort, si l’on se réfère à ce qui s’est passé, d’avoir été incapable de mener à bien un projet d’exploration psychogéographique de Venise. Mais son association avec les situationnistes ne s’arrêta pas là. Elle s’est poursuivie toute sa vie ; il est resté ami avec beaucoup d’entre eux.

Au début des années 1970, Ralph a épousé l’ancienne femme de Debord, Michèle Bernstein, et, bien qu’il en ait divorcé plus tard, ils restèrent tout deux des amis proches. Pour Ralph, elle était “la plus situationniste” d’eux tous, celle qui se battait pour empêcher le groupe de tomber dans l’idéologie ou la secte. Dans ce domaine, ils étaient en parfait accord.
Il y a quelques années, avec l’intérêt croissant du public pour les situationnistes, une pléthore de livres sur le mouvement fut publiée en France. Mais c’était Le Consul qui fut, comme le journal Libération l’écrivit : “le plus vivant, le plus passionné”. Ralph incarnait le meilleur de l’I.S., dans son intransigeance politique et sa curiosité intellectuelle, dans son sens du jeu et son esprit, et dans sa colère contre ceux qui menaient en courant ce monde à la ruine. Lui survit son fils, Sandro, un marchand d’art renommé.

 Malcolm Imrie Mars 2002

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* En français dans le texte.


vendredi 22 juin 2012

Debord à Venise / 8


Quelques remarques complémentaires



 Les deux emblèmes de Venise sont le Lion ailé et Saint George terrassant le Dragon dont une représentation se trouve placé au sommet de chacune des colonnes qui flanquent la Place Saint Marc, du côté de la Lagune. On rappellera que le Lion et le Dragon sont aussi les symboles alchimiques d’une phase cruciale de l’Œuvre. On se souviendra aussi que le « vaisseau des morts » longe « un mur aveugle de San Giorgio » où se trouve « L’Île des Morts » que l'on voit en face, entre les deux colonnes.

Sur la fréquence des apparitions de la Salute, on pourrait objecter qu’il est difficile de circuler dans la lagune sans croiser celle-ci. Mais si l’on ne veut pas montrer un monument — rappelons, s’il était besoin, que c’est une église —, il suffit de filmer du point de vue du monument, comme Debord l’a déjà fait dans un autre de ses films*. On peut bien sûr toujours dire qu’il n’accordait aucune importance à la présence de la Salute ; ce qui est assez improbable, tant tout ce qu’il écrit ou film est calculé jusque dans les moindres détails. On remarquera aussi que les séquences filmées depuis un bateau le sont depuis une embarcation assez « lourde » du type vaporetto ; la seule séquence où l’on pénètre véritablement dans le labyrinthe vénitien par les eaux est la séquence 6 : « C’est ainsi que nous nous sommes engagés dans le partie du Diable » ; et c’est dans une barque — pilotée par le nocher des Enfers ?

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* Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. On peut lire sur la Fiche technique du film : « Pour prendre le contre-pied du documentaire en matière de décors spectaculaire, chaque fois que la caméra a risqué de rencontrer un monument, on l’a évité en filmant à l’inverse le point de vue du monument (au sens où le jeune Abel Gance avait pu placer sa caméra du point de vue de la boule de neige). »

jeudi 21 juin 2012

Debord à Venise / 7


Séquence 8

« Travelling sur l’eau, par le travers de la pointe de la Dogana. » La voix off : « De toute façon, on traverse une époque comme on passe la pointe de al Dogana, c’est-à-dire plutôt vite. Tout d’abord on ne la regarde pas, [Apparition de la Salute à l’écran.] tandis qu’elle vient. Et puis on la découvre en arrivant à sa hauteur, et l’on doit convenir qu’elle a été bâtie ainsi, et pas autrement. Mais déjà nous doublons ce cap, et nous le laissons après nous, et nous nous avançons dans des eaux inconnues. [La Salute disparaît.] »


 [Apparition de la Salute à l’écran.]
 [La Salute disparaît.]


 
Séquence 9

« Travelling sur l’eau, d’un bout à l’autre d’un canal de Venise. » La voix off : « Mais non, je vois distinctement qu’il n’y a pas pour moi de repos ; […]. L’appareillage d’une époque pour la froide histoire n’a rien apaisé, je dois le dire, de ces passions dont j’ai donné de si beaux et de si tristes exemples. »





« Passé les dernières maisons du canal, on débouche sur une grande étendue d’eau vide. » La voix off : « La sagesse ne viendra jamais. »



(À suivre)

Ralph Rumney – La vie d’artiste / 1


 
« Quand on a lu un certain nombre de biographies de morts que l’on a bien connus, on sait qu’elles sont presque toutes fausses, biaisées, naïves ou menteuses. »*

Michèle Bernstein

Une esquisse biographique

Quand j’ai rencontré Raph Rumney en 1954, il avait vingt ans. Il était revenu à Londres après avoir passé quelque temps sur le Continent. Dans les années de l’après-guerre, il avait été l’un des premiers jeunes artistes anglais à tenter sa chance à l’étranger. Des restrictions courantes à cette époque limitaient le voyageur à 25 livres. Il était parti pour Linosa, une île au large de la Sicile. Les habitants de cette île faisaient en sorte qu’il ne meure pas de faim, pendant que des incursions occasionnelles sur l’île principale l’approvisionnaient en matériels de peinture.

Ses efforts dans le domaine de la peinture aboutirent à une exposition à Milan, qui à cette époque était un centre de pointe de l’art moderne avancé. Fontana, les frères Promodoro, Baj et les autres, rencontrés presque quotidiennement au Giamaica Bar qui était l’office central de renseignements sur le monde de l’art local. Un artiste pouvait vivre s’il connaissait quelques-uns des nombreux marchands et fabricants qui souhaitaient acquérir des tableaux dans un but de spéculation. Il était facile de troquer des tableaux contre n’importe quoi, des repas gratuits aux meubles à la mode. Tout le monde attendait le jour où un fabricant de voitures deviendrait collectionneur.

L’exposition de Rumney à Milan eut un succès suffisant pour lui permettre de retourner en Angleterre. Son style était une forme de tachisme qui lui était propre, un style bien connu à l’étranger mais pas en Angleterre. À Londres, il a fait une exposition à la galerie du New Vison Centre qui n’a pas bien marchée. Cependant, le dernier jour, Rex Nankivell de la Redfern Gallery est venu acheter la totalité de ce qui était exposé pour l’installer dans le West End. Ainsi Ralph put ouvrir un compte en banque dans Bond Street qui était voisin.

Les finances de Ralph semblent toujours avoir alternées entre la pénurie et une abondance presque absurde. Quelqu’un pouvait lui rendre visite dans une chambre sordide de Neal Street, dans une maison partagée avec des presque clochards. Le suivant le trouverait au Harr’ys Bar à Venise ou au vernissage de Max Ernst à Paris en compagnie de la séduisante Pegeen Vail qu’il épousera plus tard. Il semblait prendre la pauvreté avec plus de sérénité que les richesses.

Dans les intervalles où il ne peignait pas, Ralph avait adopté une série d’autres activités. En 1953 il avait fondé et édité un éphémère journal hebdomadaire de poésie et d’art nommé Other voices. De 1963 à1973 il a travaillé avec la Radio Nationale Française à Paris. Il avait sa propre émission d’interview et son bureau privé. Plus tard, il a enseigné l’art au Canterbury College of Art.

Mais pour revenir aux années cinquante. En 1957 fut fondé le mouvement situationniste Internationale, un rejeton du Lettrisme. Les fondateurs étaient un petit groupe resserré d’intellectuels et d’artistes internationaux. Guy Debord en était l’organisateur, Asger Jorn l’artiste en chef, Ralph Rumney, membre fondateur, était un homme à idées qui contribua à en établir les règles. L’une de ces règles était que les membres contrevenants seraient impitoyablement exclus. Le sort a voulu que Ralph lui-même soit le premier à être exclu. La cause apparente en était l'échec à rendre compte sur le champ de ses activités, depuis son arrivée à Venise, au quartier général . À Venise, il avait préparé un essai illustré de psychogéographie : la théorie et la pratique de la dérive à travers un environnement urbain.

Quand il quitta les situationnistes il vint à Londres et prit une part active à l’ICA de Dover Street qui était alors dirigé par Lawrence Alloway avec ses idées pionnières sur l’art américain et européen. Ralph aida à égayer la scène londonienne en contribuant à faire connaître à Londres un ou deux artistes inconnus sur le Continent, en particulier Yves Klein et Enrico Baj. Fait plus amusant, il aida à mettre en scène à l’ICA un événement très particulier : la projection du film de Debord : Hurlement en faveur de Sade. C’est un film totalement vierge où rien n’est montré à l’écran. La bande son laisse entendre à l’occasion des éléments variés de prose française prononcés d’une voix monotone, des propos du genre : “Veux-tu une orange ?” Il y avait pour finir un silence de 24 minutes où le seul bruit qu’on entendait était celui de la bobine qui tournait. Lorsque les lumières se rallumèrent les protestations de ceux qui avaient acheté leurs billets pour ce canular grotesque étaient si fortes qu’elles atteignaient les spectateurs suivants qui faisaient la queue dans les escaliers. Ceux qui sortaient de l’auditorium essayaient de persuader leurs amis dans les escaliers de rentrer chez eux au lieu de perdre leur temps et leur argent, mais l’atmosphère était si chargé d’excitation que le conseil eut l’effet inverse. Les nouveaux arrivants étaient d’autant plus désireux de voir le film ! Par la suite, on réalisa que Guy Debord avait utilisé le vide et le silence pour jouer avec les nerfs des spectateurs, les poussant à laisser libre court à leurs “hurlements en faveur de Sade”.

Donner un aperçu d’ensemble de la production artistique de Rumney serait difficile sinon impossible. Il avait lui-même l’habitude de rassembler tableaux et notes qui étaient ensuite perdus ou abandonnés à tout jamais. On a raconté qu’à un certain moment, il avait fait de la sculpture sur métal à Paris. Je crains que ces travaux aient été perdus. On se souvient de Christian Dotremont, le secrétaire du mouvement COBRA. Il avait l’habitude de remplir des valises de poèmes et de notes. Quand une valise devenait trop lourde il l’abandonnait quelque soit l'endroit où cela arrivait. Les disséminations de Ralph étaient moins systématiques, découlant, je suppose, de son incapacité à « prendre fermement racine ». Ses racines familiales à Wakefield, où son père avait été vicaire, ont été arrachées très tôt. Depuis ce temps, il a été un nomade. Dans les conditions actuelles, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. Ralph lui-même constitue un cas intéressant quant à l’ordre logique et le développement de sa production artistique, des abstractions informelles jusqu’aux grands tableaux hard-edge** et même des plus grands panneaux en feuilles d’or et d’argent “basés sur des ambiguïtés perceptives et optiques” aux actuelles expérimentations avec appareil photo numérique et moulages au plâtre. Par-dessus tout ça, il insiste sur le fait que la production d’artefacts est sans valeur à moins qu’elle ne naisse d’une philosophie ferme et conséquente de la vie.


Guy Atkins 1985

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* La citation est tirée du texte de présentation de Michèle Bernstein à l’exposition Ralph Rumey qui s’est tenue du 19 novembre au 31 décembre 2010 Galerie Lara Vincy 47, rue de Seine, Paris VIe. Ceux de Guy Atkins, Alison Dunhill, et Malcom Imrie qui se trouvent également dans La Vie d’artiste, une plaquette hors commerce des éditions Allia, sont eux en anglais. Nous en donnerons ici une traduction. Le texte de Michèle Bernstein, en français, est consultable ici :


** Peinture abstraite caractérisée par des formes géométriques nettement définies et souvent des couleurs vives. Le terme est utilisé pour la première fois dans les années 1950 pour décrire des peintures abstraites présentant des surfaces régulières, une utilisation restreinte des formes et des couleurs pures.

(À suivre)

mercredi 20 juin 2012

Debord à Venise / 6


Séquence 6

Travelling sur l’eau, dans un très étroit canal de Venise. « C’est ainsi que nous nous sommes engagés dans le partie du Diable, c’est-à-dire de ce mal historique qui mène à leur destruction les conditions existantes ; dans le “mauvais côté” qui fait l’histoire en ruinant toute satisfaction établie. »



 
Suit un extrait des Visiteurs du Soir : « Le Diable […], qui vient d’entrer dans la grande salle du château : “Oh ! quel beau feu ! J’aime le feu. Lui aussi m’aime bien. Tenez, voyez comme les flammes sont prévenantes pour moi. Elles me lèchent les doigts  comme le ferait un jeune chien. C’est agréable… Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté. Il est vrai que mon nom, mes titres, ne vous diraient pas grand-chose : je viens de si loin. Oublié dans son pays, inconnu ailleurs, tel est le destin du voyageur. »

Séquence 7

« Panoramique sur les participants de la VIIIe Conférence de l’Internationale situationniste, à Venise. » La voix off : « Ainsi fut tracé le programme le mieux fait pour frapper d’une suspicion complète l’ensemble de la vie sociale […]. Et un tel programme ne contenait nulle autre promesse que celle d’une autonomie sans frein et sans règles. »



[Le « Panoramique sur les participants de la VIIIe Conférence de l’Internationale situationniste, à Venise », Casa Frollo, sur l’île de la Guidecca.]

(À suivre)