mardi 31 juillet 2012

Lectures – Vivre et penser comme des porcs (Je vous en remets une tranche)



Dans le cochon tout est bon :

La démocratie-marché est essentiellement une compétition entre élites ; les décisions, les « outputs » politiques, ne s’épanouissent pas d’elles-mêmes, et, plus est amorcée la Triple Alliance de l’identification des marchés économiques, politiques et communicationnels, plus s’impose la nécessité d’une dissymétrie préfabriquée par les ingénieurs sociaux du consensus. Cette dissymétrie a désormais une vocation globale — culturelle, politique, économique —, une société civile à l’échelle planétaire inspirant une offensive qui a réussi à réunir l’anarchie, le juridisme, l’empirisme logique et le mercantilisme sous un même étendard : celui de la Grande Armée du néo-conservatisme festif, celui du Dieu unique ragaillardi par le chaos et le réseau, celui des sociologues mercenaires de la Trilatérale, des grognards désabusés de la postmodernité et du postindustriel, des publicistes des droits de l’homme et des groupies du post-totalitarisme et, pour terminer la marche, celui des maquignons du dressage cognitif. La Grande Armée abat ses atouts sans complexe : elle se fait fort de conjuguer les talents des vestes de tweed des sciences molles et ceux des blouses blanches des sciences dures ; de célébrer les retrouvailles des scientifiques impatients de « philosopher de quelque chose » et des penseurs soucieux de se rendre utiles et de « prédire quelque chose ». / Ce ne sont pas les robots qui nous menacent mais ce rapport instrumental au langage — porté aux nues par l’empirisme mercantile —, qui prétend le dépouiller de toute ambiguïté afin que toute opération cognitive puisse être vue comme une suite d’étapes élémentaires. Ce rapport s’articule avec une soumission de plus en plus étriquée à la commande sociale associée à une demande de « philosophie sérieuse » adressée aux « grands savants ». On ne compte plus les « dialogues » ou les « réflexions éthiques », différant par leur contenu scientifique mais identifiables par leur rationalisme endimanché et le ton désabusé qui sied à la philosophie en chaise longue.



Pourquoi se priver ?

À la mesquinerie de l’« homme moyen », incapable d’enthousiasme et vautré dans le pluralisme — ce multiple anesthésié —, il convient d’opposer l’homme quelconque, capable d’éveiller le geste politique qui déborde toute routine et tout possible anticipé. Car il existe un héroïsme du quelconque, de ce quelconque qui, à la fois singulier et innocent, peut être porteur d’un exceptionnel dont Carl Schmitt disait qu’il pense « le général avec toute l’énergie de la passion ». / C’est précisément cet exceptionnel qui manifeste l’excellence du politique en tant que tel, comme ce qui, selon Hegel, a essentiellement à voir avec l’héroïque et le superflu, comme le lieu de décisions étrangères aux démarches « naturelles », aux considérations statistiques et aux anticipations de la psychologie des foules. L’exceptionnel foisonne dans les démocraties-marchés, mais l’Élite consensuelle le confisque comme notoriété, ou comme « ressource rare » ou, pis, comme résidu nostalgique de l’« extrême » et complémentaire du territoire de l’« homme moyen ». / Pourtant si l’exceptionnel ne « sort » pas d’un Chaos de possibles, il ne se définit pas pour autant par opposition à l’« homme moyen ». L’exceptionnel n’est pas le privilège réservé aux « grand noms » : le héros du quelconque peut être un Niveleur, un Sans-culotte ou un Résistant anonyme, mais qui sait que la liberté cogne comme un fait et ne se réduit pas à un « choix ». Le héros du quelconque ne se dérobe pas derrière une déduction ou une optimisation ; nous sommes loin des pilotages de la Main invisible, des décisions « à petits pas » émergeant péniblement des spéculations des lobbies. Seul l’héroïsme du quelconque peut sauver la société civiles de ses lâchetés et ses égoïsmes ; il ne gère pas au mieux des coalitions d’individus accomplis — fussent-elles épicées de « chaotique » — mais propulse dans le collectif des individuations nouvelles. C’est pourquoi il possède cette capacité de nous ébranler absolument — qui pourrait oublier les marins du Potemkine ou les cheminots de la Bataille du rail — d’amplifier nos possibles et de nous sauver de l’immonde condition d’« espèce humaine » sans le secours d’un Dieu, et donc de faire que l’Histoire ne se résume pas à la conquête de « niches écologiques » assurant la prolifération optimale de peuplades. / […] / Et si les horoscopes des « grandes tendances » se trompaient ? Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre une humanité-pulpe d’où s’enrouleraient toutes les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme : « À chacun selon sa singularité. » De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, folio actuel.


Prochainement, ne manquez pas :

Mourir et dépenser comme des veaux.

lundi 30 juillet 2012

Lectures – Vivre et penser comme des porcs (encore)



Extrait :

Tu bouges ou tu crèves ! Les plus audacieux des socio-politistes ont même osé comparer le Grand Alambic de la société tertiaire des services à une immense autoroute. Mais c’est surtout l’inverse qui est vrai : pas d’autoroute, pas de Grand Alambic ! / C’est qu’il faut beaucoup de place, de sacrifice, d’énergie, de mutilation et de cadavres pour que l’« homme moyen » devienne automobile et se prenne pour un nomade. C’est pourquoi toutes les administrations qui se prétendaient fidèles à la voix de la modernité, de l’administration Pompidou, qui voulait « adapter la ville à l’automobile », à l’administration Mitterrand, friande d’autoroutes et de transports routiers — se sont toujours voulues les vestales zélées de la bagnole, de l’homme moyen à roulette censé incarner le « dynamisme » de la société civile. Ainsi toute autoroute est-elle d’abord une autoroute sociale, et ce qu’il faut appeler le pétro-nomadisme de la bagnole tourne souvent au pétainisme à roulettes : l’automobile c’est d’abord le travail, la famille et la bêtise montés sur pneus.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, folio actuel.

dimanche 29 juillet 2012

Lectures – Vivre et penser comme des porcs



Extrait :

Jeunes nomades, nous vous aimons ! Soyez encore plus modernes, plus mobiles, plus fluides, si vous ne voulez pas finir comme vos ancêtres dans les champs de boue de Verdun. Le Grand Marché est votre conseil de révision ! Soyez légers, anonymes et précaires comme des gouttes d’eau ou des bulles de savon : c’est l’égalité vraie, celle du Grand Casino de la vie ! Si vous n’êtes pas fluides, vous deviendrez très vite des ringards. Vous ne serez pas admis dans la Grande Surboum mondiale du Grand Marché… Soyez absolument modernes — comme Rimbaud —, soyez nomades et fluides ou crevez comme des ringards visqueux !

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, folio actuel.

samedi 28 juillet 2012

La pensée du jour



On a beau répéter que les machines ne composeront jamais de sonates et n’écriront jamais de tragédies. En réalité, la plupart des hommes n’ont jamais écrit de tragédies ni composés de sonates et voudraient cependant se croire humains.

Aurel David, La Cybernétique et l’humain, idées nrf.

vendredi 27 juillet 2012

CORRIGENDUM



Un correspondant me signale que le texte Debord / Voyer, mode d’emploi n’est pas de Tomás Bueno (que je salue, au passage) mais de Rafael Pallais, dont acte. En tout état de cause si ce n’était lui, c’était donc son « frère ».

mercredi 25 juillet 2012

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Je signale à ceux que cela pourrait intéresser que ce blog à franchi allégrement le cap des 10 000 consultations.

Today the blog, tomorrow the world !

À propos de Debord / Voyer, mode d’emploi – Addendum



Le moyen terme qui syllogise les deux extrêmes, l’entendement et l’intérieur, est l’être déployé de la force,[être] qui, pour l’entendement lui-même, est désormais un disparaître. Il se nomme, pour cette raison, phénomène ; car nous nommons apparence l’être qui immédiatement en lui-même est un non-être. Or il n’est pas seulement une apparence, mais phénomène, un tout de l’apparence*. C’est ce tout comme tout, ou universel, qui constitue l’intérieur, le jeu des forces, comme réflexion de ce même [intérieur] dans soi-même. […] Ce jeu de forces est par conséquent le négatif déployé, mais la vérité de même  [ jeu] est le positif, savoir l’universel, l’ob-jet étant en soi. […] / L’intérieur est encore pur au-delà pour la conscience, car elle ne se trouve pas encore elle-même dans lui ; il est vide, car il n’est que le rien du phénomène, et de façon positive, l’universel simple. Cette manière d’être de l’intérieur donne immédiatement raison à ceux qui disent que l’intérieur des choses ne peut être connu ; mais [qu’] il faudrait que le fondement se trouve saisi autrement. De cet intérieur tel qu’il est ici immédiatement n’est présente-là, en tout état de cause, aucune connaissance, mais non parce que la raison serait trop myope ou bornée, ou de quelque façon qu’on veuille le dire ; sur ce point, ici, rien encore n’est connu, car nous n’avons pas encore pénétré aussi profond ; mais en raison de la nature de la Chose même, parce qu’en effet dans le vide rien ne se trouve connu, ou, à l’énoncer de l’autre côté, parce qu’il est déterminé justement comme l’au-delà de la conscience**. […] / Mais l’intérieur ou l’au-delà suprasensible a surgi, il provient du phénomène, et il [= le phénomène] est sa médiation ; ou le phénomène est son essence, et en fait son remplissage***. Le suprasensible est le sensible et [le] perçu posé tel qu’il est en vérité ; mais la vérité du sensible et [du] perçu est d’être phénomène. Le suprasensible est donc le phénomène comme phénomène.

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* L’« apparence » (Schein) et le « phénomène » (Erscheinung, que l’on pourrait traduire par « apparition ») sont deux termes en étroites connexion étymologique ; de l’un à l’autre l’accomplissement vient de ce qu’avec le second l’on aborde l’immédiat par la médiation de sa propre profondeur. Autour du phénomène, point central, moyen terme, qui porte le « tout » de l’expérience, se disposent l’intérieure des choses — « arrière-fond » (Hintergrund) encore objectivé — et l’entendement lui-même. Pour nous, chacun de ces éléments est à la fois positif et négatif ; l’entendement est appelé à en faire l’expérience. — La Science de la Logique donnera la pleine mesure de cette articulation théorique entre apparence et phénomène (Doctrine de l’Essence).

** L’intérieur, coupé de son origine qui est le phénomène, s’offre d’abord à l’entendement de façon immédiate comme le vide ou le fondement inconnaissable.

*** Second aspect : l’intérieur se présente à l’entendement comme ayant une histoire ; il a partie liée avec le phénomène, — son origine et son essence. La vérité du suprasensible est d’être la sursomption du phénomène, c’est-à-dire le phénomène posé comme phénomène.



Après avoir laissé, une nouvelle fois la parole au cheval, voyons ce qu’en fait le cavalier Voyer :

« Ce n’est que récemment (après la parution de la traduction Lefebvre, 1991), lors d’une troisième lecture de la Phénoménologie, que je remarquai cette formulation propice chez Hegel : Le suprasensible est donc le phénomène en tant que phénomène. »
[…]
La phrase de Hegel est : “Das Übersinnliche ist also die Erscheinung als Erscheinung” Hegel n’emploie pas le terme kantien de Phänomen et cependant Hyppolite et Lefebvre, les deux traducteurs des deux éditions de la Phénoménologie, traduisent ce terme par phénomène. (Il me semble qu’en allemand, phénomène se dit Naturerscheinung ou Phänomen. Tout lecteur qui pourrait m’éclairer sur ce point sera le bienvenu.) »

Après force galipettes dialectiques, Voyer passe aux aveux : « Notez bien : je n’essaye pas de dire ce que Hegel veut dire, je ne déduis rien du sens de ce que Hegel dit (comment le pourrais-je, puisque je ne comprends toujours pas ce qu’il dit), je parviens simplement à dire enfin ce que je sais grâce aux mots fournis par hasard par Hegel et, pour ce faire, je mets les mots dans l’ordre qui me convient. Ce que dit Hegel, je m’en fous, quoique si quelqu’un parvenait à m’expliquer ce qu’il voulait dire, j’en serais très heureux. » [Le lecteur se reportera plus haut au texte de Hegel lui-même et aux Notes de ses traducteurs.]

Et il lâche le morceau : « Je suis prêt à tout pour une idée : mon cheval pour une idée, mon cheval pour une idée ! » ; et il embraye : « Le texte de Hegel prouve que l’idée n’y était pas, il parle d’autre chose, ce qui est dommage car, si elle y avait été il y deux siècles, le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Les mots sont fournis par Hegel, mais non l’idée, non le sens, qui sont miens. Hegel fournit les paroles, je fournis la musique. Murmures de la forêt, je comprends le chant des oiseaux. Autrement dit je fais un heureux contresens, d’aucuns appelaient cela détournement. La différence avec ceux qui font des contresens habituellement est que je le sais, ce qui signifie que je ne prétends pas, ici, interpréter Hegel, tandis qu’eux croient l’interpréter. Je ne cherche plus, ici, à comprendre ce qu’il dit, je me contente d’utiliser ce qu’il dit, quoique je n’ai pu le faire qu’en cherchant à comprendre ce qu’il disait. La philosophie est un billard électrique, ça a fait tilt ! » / Puis il lâche tout et s’élance dans le vide : « Frege dit : on ne produit pas d’idées, on les saisit. C’est le cas ici. Ce qui était une connaissance obscure (mais cependant certaine, inébranlable, c’est pourquoi j’attends tous les petits cons gauchistes de pied ferme), et donc incommunicable, est devenu un concept : l’intérieur est le phénomène comme phénomène, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’intérieur. Heil Wittgenstein ! Comme dirait Frege, ainsi tout s’éclaire et le problème est résolu. » Chapeau l’artiste !

Cependant Voyer, qui n’est pas la moitié d’un imbécile (de Paris), a bien compris ce que Hegel veut dire, et il le prouve dans une Note où il donne cette explication : « Toute force selon cette théorie [celle que Hegel expose dans Force et entendement] n’existe que pour autant qu’elle en suscite une autre, opposée, de même module. Voilà donc enfin quelque chose qui passe en son contraire, incessamment, ce qui devait combler Hegel : “le jeu des forces... moments qui sans repos ni être se transforment immédiatement dans leurs contraires”. L’intérieur dont il parle et qu’il oppose au bon sens est le fond des choses, qui semble révélé par Newton et ce fond est passage incessant d’une force dans sa réciproque et inversement. Le phénomène est la médiation de cet intérieur, le moyen terme entre l’entendement et le fond des choses. Par le phénomène, l’intérieur naît à l’entendement. Ce n’est pas dans ce sens que j’entends intérieur et phénomène, évidemment. Vous l’avez compris, j’ai toujours fait, et je ferais toujours, feu de tout bois. Feu sur le quartier général. »

Tout cela n’était donc qu’amuse-bouche destinés à patienter avant le plat de viande froide qui suit et dont Voyer est friand : « Si les situationnistes, et notamment Debord, ont eu tort, c’est parce qu’ils n’ont pas combattu Marx mais en firent une simple répétition sous des prétentions critiques. Ils ont effectivement combattu le marxisme mais ils ont méthodiquement oublié de combattre Marx comme si les marxistes avaient tous les torts et Marx aucun. C’est pourquoi ils furent vaincus en même temps que le marxisme puisqu’ils étaient eux-mêmes marxistes, c’est à dire réductionnistes. Comme le scorpion sur sa grenouille, ils ont sombré avec ce qu’ils combattaient. Donc dès 1962 je combattais déjà Debord puisque je combattais déjà Marx. Cela confirme ce que dit Hegel : la raison d’être est un résultat. La raison d’être vient à la fin. L’oiseau de Minerve etc. En 1962, je combattais déjà Debord sans même savoir qu’il existait. Quand je rencontrai Debord, en 1967, j’étais donc déjà son ennemi de toute éternité, l’anche tu pizarre, ce qui avait tout pour réjouir un ivrogne. / Voilà donc les raisons qui firent, que lorsque je lus La Société du spectacle en 1967, je pensai que l’auteur traitait dans cet ouvrage des questions que j’ai exposées plus haut. Je pensai qu’enfin un auteur ne concevait pas le monde comme un mécanisme mais tenait compte du rôle de l’apparence dans son existence, je pensai donc qu’un auteur critiquait enfin le réductionnisme de Marx. D’après ce qui précède, vous comprendrez que j’étais la victime désignée pour tomber dans cette escroquerie, mais, ce faisant, Debord avait enfin trouvé en moi un lecteur. (Mais dans cette auberge à la française coquettement apprêtée, je ne trouvai finalement que ce que j’apportais.) Je continuai à le penser pendant vingt ans mais je dus finalement me rendre à l’évidence : Debord n’était qu’un grossier réductionniste. Effectivement son ouvrage traite de l’apparence mais l’apparence pour Debord n’était que l’apparence facile pour journalistes, l’apparence qui trompe énormément comme les éléphants roses, l’apparence au sens vulgaire d’illusion, de “discours médiatique”, l’apparence de la pensée Canal plus selon laquelle la société actuelle reposerait sur un système général d’illusions, alors que, comme Canal plus, elle repose sur l’argent qui est une certitude absolue. Seule ma générosité interprétative lui prêtait une apparence de profondeur. C’est pourquoi Debord fut célébré par les journalistes. Enfin ils rencontraient une idée qu’ils pouvaient comprendre. Enfin ils se sentaient de l’esprit. Debord ne fut que le dernier avatar du marxisme le plus borné camouflé sous une prétention critique, habillage qui ne fut qu’un habillage précisément et qui laissa intacte la grossièreté marxiste. Pendant ce temps, dans sa cheminée, “plusieurs bûches brûlaient ensemble”. L’homme était poëte. »

P.-S. 

Le lecteur exigeant consultera le site de Voyer :

mardi 24 juillet 2012

Nietzsche dixit / 3



Ce qui me sépare le plus radicalement des métaphysiciens, c’est que je ne leur concède pas que le « moi » est ce qui pense : bien plutôt je considère le moi lui-même comme une construction de la pensée, du même ordre que la « matière », la « chose », la « substance », l’« individu », la « fin », le « nombre » ; par conséquent comme étant une fiction régulatrice, grâce à laquelle une espèce permanente de « cognoscibilité » se trouve implantée, impoétisée [Hineingedichtet] dans un monde du devnir. La croyance en la grammaire, dans le sujet et dans l’objet linguistique, dans des substantifs d’activité a jusqu’ici subjugué les métaphysiciens : j’enseigne comment abjurer cette croyance. La pensée commence à poser le moi ; mais on a cru jusqu’ici comme le « peuple » que je ne sais  quel élément de certitude immédiate se trouvait contenu dans  le « je pense » et que ce « moi » était la cause actuelle de la pensée, grâce à laquelle nous « comprenions » par analogie toutes les autres relations de causalité. Quelque habituelle et indispensable que puisse être par ailleurs cette fiction, cela ne prouve rien contre son caractère d’invention poétique : une chose peut être une nécessité vitale et être fausse malgré tout.

Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Automne 1884 - automne 1885, Gallimard.

lundi 23 juillet 2012

À propos de Debord / Voyer, mode d’emploi



Je disais vouloir faire un commentaire du texte de Bueno, en fait, il n’y a pas grand-chose à y redire. Je profiterais de l’occasion pour apporter quelques éclaircissements à la citation liminaire de celui-ci. Elle est tirée du chapitre : Force et entendement, Phénomène et monde suprasensible de la Phénoménologie. Hegel est une référence à la fois pour Debord et Voyer. Mais il est surtout pour le second un cheval de bataille qu’il utilise (à sa manière, évidemment) pour anéantir ses adversaires — Debord en tête. Il n’est donc pas inutile de laisser, pour une fois, la parole au cheval ; ce qui permettra de rendre compte de la distance qu’il y a entre lui et ses cavaliers épigones qui l’instrumentalisent sans vergogne dans des querelles partisanes.


Pour bien comprendre de quoi il s’agit, dans cette citation, il faut restituer le contexte où elle apparaît dans l’économie de la Phénoménologie. Voyons :

« L’entendement possède le concept de la “différence en soi-même” dans la mesure où la loi, en lui, est totalité à la fois simple et indifférenciée. Cette unité des deux moments n’est pas encore vue comme le fait de la “Chose même”, l’entendement assume lui-même son expression. Mais cet acte d’expliquer ne fait que redoubler le contenu de la force dans celui de la loi. »* Hegel prend l’exemple de l’éclair pour illustrer son propos : « L’événement singulier de l’éclair, p. ex., se trouve ainsi comme [quelque chose d’] universel, et cet universel énoncé comme la loi de l’électricité : l’explication ressaisit ensuite la loi dans la force [entendue] comme l’essence de loi. Cette force est alors disposée de telle sorte que, lorsqu’elle s’extériorise, viennent au jour des électricités op-posées, qui disparaissent à nouveau les unes dans les autres, ce qui veut dire que la force est disposée exactement comme la loi ; on dit que les deux ne sont aucunement différentes. Les différences sont l’extériorisation universelle pure, ou la loi, et la force pure ; mais les deux ont le même contenu, la même disposition ; la différence comme différence du contenu, i.e. de la Chose, se trouve à nouveau soustraite. »

Hegel poursuit : « Dans ce mouvement tautologique, l’entendement, comme il résulte, persiste dans la calme unité de son ob-jet, et le mouvement tombe seulement dans lui-même, non dans l’ob-jet ; il est un expliquer qui non seulement n’explique rien, mais est si clair que, en se disposant à dire quelque chose de différent de ce qui est déjà dit, il ne dit rien, mais répète la même chose. En la Chose même ne surgit par ce mouvement rien de nouveau, mais il [= le mouvement] vient en considération comme mouvement de l’entendement. Dans lui pourtant nous connaissons justement ce qui fut trouvé manquant en la loi, savoir l’échange absolu lui-même, car ce mouvement, si nous le considérons de plus près, est immédiatement le contraire de lui-même. Il pose en effet une différence qui non seulement n’est pas une différence pour nous, mais qu’il sursume lui-même comme différence. […] / Cet échange, ainsi, n’est pas encore un échange de la Chose même, mais se présente plutôt comme un échange pur, du fait justement que le contenu des moments de l’échange demeure le même. Mais en tant que le concept comme concept de l’entendement est la même-chose que ce qu’est l’intérieur des choses, cet échange advient comme pour lui comme loi de l’intérieur. […] Le concept exige de l’absence de pensée de rassembler les deux lois et de devenir consciente de leur op-position. »

Résumons : « La première loi, celle de l’égalité des différences était une expression de l’identité ; la deuxième loi, régie globalement par la différence, dit maintenant que les termes identiques se repoussent et que les termes différents s’attirent (ainsi dans le phénomène de l’électricité) […]. »* Poursuivons avec Hegel : « C’est avec le jeu des forces que se dégagea cette loi [la seconde] justement comme cet acte de passer absolu, ou comme échange pur ; l’homonyme, la force, se décompose dans une opposition qui d’abord apparaît comme une différence autostante, mais qui en fait s’avère n’en être pas une ; car c’est l’homonyme qui se repousse de soi-même, et ce repoussé s’attire par conséquent essentiellement, car il est la même chose ; la différence faite, comme elle n’en est pas une, se sursume donc à nouveau. […] / Par ce principe, le premier suprasensible, le calme royaume des lois, la réplique immédiate du monde perçu, se trouve inversé dans son contraire ; la loi était en général ce qui demeure-égal à soi, tout comme ses différences ; mais maintenant est posé que tout deux sont plutôt le contraire de soi-même ; l’égal à soi se repousse plutôt de soi, et l’inégal à soi se pose plutôt comme l’égal à soi. En fait, ce n’est qu’avec cette détermination que la différence est [différence] intérieure, ou différence en soi-même, en tant que l’égal est inégal à soi, l’inégal égal à soi. » C’est ainsi que : « La différence intérieure [qui] était d’abord à l’œuvre, à un niveau formel, du côté de l’entendement (acte d’expliquer) ; […] est maintenant posée dans son contenu développé comme identité des termes contraires. Du coup, elle n’est plus confinée dans l’entendement, mais qualifie le monde supra sensible en tant que tel. »*

On en arrive ainsi à la citation que donne Bueno : « Ce deuxième monde suprasensible est de cette manière le monde renversé; et, au vrai, en tant qu'un côté est déjà présent-là à même le premier monde suprasensible, [il est] le monde renversé de ce premier monde. »** Mais pour une bonne intelligence du texte, il faut citer la suite : « L’intérieur par là, est achevé comme phénomène. Car le premier monde suprasensible était seulement l’élévation immédiate, dans l’élément universel, du monde perçu ; il avait son antitype nécessaire en celui-ci, qui conservait encore pour soi le principe de l’échange et du changement ; le premier royaume des lois manquait de cela, mais il l’obtient comme monde renversé. » Poursuivons, toujours avec Hegel : « Selon la loi de ce monde renversé, l’homonyme du premier est donc l’inégal de soi-même, et l’inégal de ce même [premier monde] est pareillement inégal à lui-même, ou il devient égal à soi. […] Ce qui dans la loi du premier [est] pôle nord pour l’aimant est, dans son soi suprasensible autre (à savoir dans la terre), pôle sud ; mais ce qui là-bas est pôle sud est ici pôle nord. […] Dans une autre sphère, selon la loi immédiate la vengeance sur l’ennemi est la satisfaction suprême de l’individualité blessée. Mais cette loi [qui consiste], [face] à qui ne me traite pas comme auto-essence, à me montrer comme essence contre lui, et à le sursumer plutôt comme essence, se renverse, de par le principe du monde autre, dans le [principe] op-posé, le rétablissement de moi comme de l’essence par l’acte de sursumer l’essence étrangère [se renverse] dans l’autodestruction. Si maintenant ce renversement, qui se trouve présenté dans la punition du crime, est fait loi, il n’est aussi à nouveau que la loi de l’un des mondes, lequel à en face de un monde suprasensible renversé, dans lequel ce qui dans celui-là est méprisé [vient] à l’honneur, ce qui dans celui-là est tenu en estime vient à mépris. La punition qui, selon la loi du premier [monde], déshonore et anéantit l’homme se transforme, dans son monde renversé, dans la grâce qui maintient son essence et le remet en honneur. »

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* Note de la traduction de la Phénoménologie par Gwendoline Jarczyk et Pierre-jean Labarrière que nous utiliserons.

** Nous donnons la traduction de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière.


Le lecteur perplexe qui aura suivi jusque-là se demandera : quel rapport avec Debord et Voyer ? Je le renvoie à : Contribution à la résolution de l’antinomie Debord / Voyer, (quasi una fantasia) de : Voyer mis à nu par ces célibataires mêmes :


Soit l'antinomie : Debord / Voyer ; qui s'écrit également : Debord / anti-Debord ; que l'on se gardera de convertir en : anti-Voyer /Voyer, dans la mesure où Debord n'a pas voulu se poser ouvertement comme anti-Voyer : il a préféré feindre d'ignorer superbement l'opposition – ce qui devait fatalement se retourner contre lui comme on le verra dans la suite de la démonstration.

Soit, la loi de la polarité que Hegel exprime comme suit : « L'Homonyme, la force, se décompose, donnant naissance à une opposition, qui se manifeste d'abord comme une différence indépendante et stable, mais une différence qui se démontre en fait n'être aucunement différence ; en effet ce qui se repousse soi-même de soi-même est l'Homonyme ; et ce qui est repoussé s'attire donc essentiellement, car il est le même ; ainsi la différence instituée n'étant pas différence se supprime encore une fois. La différence se présente alors comme la différence de la chose même, ou comme différence absolue, et cette différence de la chose, n'est rien d'autre que l'Homonyme qui s'est repoussé soi-même de soi, et expose par là seulement une opposition qui n'est pas une opposition. »

Rapportons cette loi – non sans lui avoir appliqué la légère correction pataphysique qu'elle mérite en l'occurrence - au couple antinomique Debord / Voyer alias Debord / anti-Debord. Ce qui permet d'établir avec certitude que la période la plus féconde chez Voyer, qui trouve son expression achevée dans le Rapport, coïncide bien avec la polarisation de son opposition à Debord. On vérifie aussi la proposition qui veut que la réfutation d'un système ne puisse pas venir du dehors : « La réfutation véritable doit donner dans la force de l'adversaire et se placer dans l'orbite de sa vigueur ; l'attaquer en dehors de lui-même, et l'emporter là où il n'est pas ne fait pas progresser la chose. » De la même manière on comprend que Debord, dès lors qu'il se pense au-dessus de toute critique et qu'il prétend pouvoir refuser unilatéralement le jeu des forces polarisées où il est impliqué, qu'il le veuille ou non, non seulement se condamne ipso facto à figer la théorie dans le dogme ; mais loin de neutraliser comme il le croit l'autre pôle, il contribue bien plutôt à ce que l'énergie s'en décharge négativement contre lui avec d'autant plus de violence qu'il s'obstine à ne pas lui répondre. – Aussi bien, pour rester dans cette logique de la polarisation, peut-on dire que Debord contribue à décharger contre lui-même sa propre énergie devenue négative et qu'ainsi il s'autodétruit. Ce que le corollaire à la loi énonce de cette manière: « Dans une autre sphère, selon la loi immédiate, la vengeance sur un ennemi est la plus haute satisfaction de l'individualité violée. Mais cette loi selon laquelle je dois me montrer comme une essence indépendante vis-à-vis de celui qui ne me traite pas comme tel, et dois donc le supprimer comme essence, se convertit par le principe de l'autre monde en la loi opposée : la réintégration, de moi-même comme essence par la suppression de l'essence étrangère se convertit en auto-destruction. » Or, si en parfait accord avec la loi Debord accomplit bien la vengeance de Voyer en disparaissant, il ne peut plus y avoir d'autre vengeance pour celui-ci que de réaliser celle de Debord. Dura lex. Confronté à pareille extrémité, on comprend que Voyer ait plutôt décidé de n'en faire qu'à sa (forte) tête et de poursuivre envers et contre toute logique sa vindicte sans objet - ce qui prouve qu'il est loin d'être la moitié d'un imbécile (de Paris) et que si la théorie a du plomb dans l'aile, l'arbre de vie est toujours vert.

D'où l'on déduira, pour conclure, que les candidats à la remise en marche de la machine théorique à double culbuteur renversé destinée à assurer notre salut dans ce monde (ou dans l'autre) auront prioritairement à rétablir le contact entre les deux pôles antagonistes Debord / Voyer aujourd'hui fâcheusement séparés ; et pour peu qu'ils soient en mesure d'assurer la circulation énergétique en évitant que tout ne leur pète à la gueule, comme il est à craindre dans ce genre d'opération, ils peuvent espérer résoudre l'antinomie et arriver ainsi à la réconciliation à un niveau supérieur.

Hegel qui était un spécialiste de la chose appelait ça la dialectique.