lundi 31 octobre 2011

L'exemplaire Debord (3)

Se pose donc la question de cette « organisation inutile » : l’I.S. Y a-t-il d’ailleurs seulement eu une Internationale situationniste ? Puisque finalement tout se ramène à Debord. Pour répondre à cette intéressante question, il n’est pas inutile de remonter à l’origine : l’I.L. Écoutons ce qu’en dit un vétéran (aujourd’hui disparu) : « Je ne sais pas comment il [Debord] a vécu la période après la dissolution de l’Internationale situationniste, je ne sais pas d’ailleurs si l’Internationale situationniste existait avant qu’on la dissolve ; si elle a vraiment existé après 68, je ne sais pas ; parce qu’y avait tellement de gens qui se disaient situationnistes, et Guy ne pouvait pas supporter ce genre de choses ; […] y peut pas être dans un groupe qui dépasse… je sais pas, vingt personnes c’est déjà trop, faut en exclure, faut que ce soit effectivement le petit groupe ; alors avec quelques centaines de situationnistes c’était… c’était l’affolement, c’était affreux, fallait fuir — et il a fui ; il a eu raison. » (Jean-Michel Mension, interviewé dans le cadre d’une série de quatre émissions consacrées à l’I.S. sur France Culture en 1996.) Pour faire écho aux déclarations de Jean-Michel Mension, il faut rappeler que l’I.S. comptera au maximum 70 membres. Dont 45 seront exclus : « Cette proportion frappante est cependant encore aggravée, si l’on examine de plus près la liste des démissions (19 démissions proprement dites, plus 2 autres qui ont revêtu, momentanément au moins, un caractère de scission). […] On doit donc conclure que, si l’accès a l’I.S. a été rendu extrêmement malaisé, et si guère plus d’un dixième de ses membres ont préféré un jour s’en retirer, en revanche près des quatre cinquième en ont été expulsés. Ce qui signifie implicitement, d’une part que l’I.S., […] n’a pas été une organisation bureaucratique visant à réaliser une exploitation hiérarchique de l’activité des individus, ni en elle-même ni au-dehors ; mais d’autre part qu’elle n’a pas été malgré sa volonté affirmée et sa pratique formellement démocratique, une association égalitaire. » (Jean-Jacques Raspaud / Jean-Piere Voyer, L’internationale situationniste, Éditions Champ Libre.) Et il faut ajouter que ce n'est qu'après 68 que l’I.S. verra son effectif s’étoffer jusqu’à atteindre le maximum des 70 membres — avant sa liquidation par Debord en 1971.

(À suivre)

L'exemplaire Debord (2)

On l’a dit : In girum c’est déjà le panégyrique* de Debord — et : « Le panégyrique ne comporte ni blâme ni critique. » On sait qu’avant de mourir Debord travaillait à une Apologie — « Discours, paroles pour défendre ou justifier. » (Le nouveau petit Littré.) — qu’il a détruit (ou fait détruire). On ne saura donc pas ce que contenait cette apologie ; mais on peut examiner ce que dit son panégyrique cinématographique. Qu’il est un « personnage important ». D’autres le répéteront après lui qui identifieront « l’aventure situationniste » à sa seule personne : « Quant à ceux — très peu — qui se sont trouvés effectivement, à un moment ou à un autre, sur sa route, on a bien vu comment ils ont continué seuls, et ce qu’ils sont devenus. Ils le savent d’ailleurs mieux que personne et préféreront le faire oublier. Si l’on parle encore d’eux, c’est naturellement grâce à Debord, et non le contraire. Il n’y a pas d’héritiers. C’est Debord qui doit hériter de Debord. On y veille. » (Alice Debord, Patrick Mosconi) C’est ainsi que dans l’édition de sa Correspondance on a fait en sorte que l’on n’entende que la seule voix de Debord. Les choses sont ainsi plus claires débarrassées des parasites qui n’auraient pu que brouiller la voix de l’Unique.

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 *« […] In girum imis nocte et consumimur igni, réalisé en 1978, annonce Panégyrique [1989]. » (Alice Debord.)

(À suivre)

vendredi 28 octobre 2011

L’exemplaire Debord


L’exemplaire Debord, donc. Debord n’a cessé de se montrer en exemple. La racine de cette exemplarité est l’identité, qu’il affirme et revendique, entre sa pensée et sa vie : il a vécu comme il a dit que l’on devait vivre. Et la vie est quotidienne — et le reste. Il y a le passé où l’on puise et le présent où l’on vit ; il n’y a pas de futur — no futur ! Si l’on ne vit pas maintenant, on ne vit jamais. Ce n’est pas une position nouvelle ; elle se retrouve dans toute l’histoire de la philosophie. Qu’est-ce à dire ? En substance : tout est , de toute éternité, dans le présent et la présence au monde. Si l’on est incapable de répondre : présent, c’est comme si l’on n’existait pas. Debord répond présent. Et il ne s’occupe pas de ceux qui en sont incapables. Jusque là, il n’y a rien à dire. Mais il finit par se poser en autorité, lui qui ne devait répondre que pour lui-même. Il veut se montrer exemplaire pour les autres ; mais il ne peut être exemplaire que pour lui-même. Il n’a aucun droit de juger les autres. On se trouve là à la limite. Pourtant, il franchit la borne. Il faut revoir son film testamentaire : In girum etc. à cette aune. Ce que je me propose de faire prochainement. Memento mori.

vendredi 21 octobre 2011

Petit dictionnaire de citations à l’usage des jeunes générations – Extrait 39

l’explication de l’ÂME

En toute âme, dit Leibnitz, l’on pourrait lire toute la beauté de l’univers, si l’on pouvait déplier et expliquer tous les plis ; mais comme même une perception distincte de l’âme inclut en elle une infinité de perceptions confuses contenant tout l’univers à l’état enveloppé, l’âme elle-même ne connaît les choses dont elle a perception que dans la mesure où elle les résout en idées distinctes. / Toute âme connaît l’infini, connaît tout, mais obscurément. Lorsque l’on perçoit le bruissement d’une forêt dans la tempête, l’on entend le bruit de chaque feuille, mais mêlé à celui de toutes les autres, indistinctement. Tel est le bruissement et l’agitation du monde en notre âme.
 
F.W.J. Schelling, Œuvres Métaphysiques.

samedi 15 octobre 2011

Dans la petite cuisine des éditions Allia

Jean-Marc Mandosio écrit dans : D’Or et de sable, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, à propos du livre d’Alfred W. Crosby, La Mesure de la réalité, dont il fit la traduction pour le compte des éditions Allia :

La traduction de La Mesure de la réalité aux éditions Allia s’inscrit dans une certaine logique éditoriale, qui conditionne la façon dont le livre est présenté au lecteur et reçu par lui. Mais pour comprendre cette logique, il faut faire un détour par la Chine. C’est en effet le sinologue Jean-François Billeter, dans un récent ouvrage, Chine trois fois muette, qui a attiré l’attention sur le livre de Crosby. » […] / À peu près au même moment que Chine trois fois muette, paraissait aux même éditions Sans valeur marchande, de Michel Bounan, qui se situait dans une perspective historique assez proche de celle de Billeter […]. / La publication en français de l’ouvrage de Crosby s’imposait d’autant plus qu’elle paraissait apporter la caution de l’érudition universitaire à l’appui des conceptions de Bounan, dont j’avais critiqué l’argumentation historique peu après la parution de Sans valeur marchande […]. / Le jugement sans appel porté sur ce livre suscita des répliques aussi virulentes que peu convaincantes de la part de l’auteur et de son éditeur. C’est donc avec un grain de sel que j’ai accepté la proposition qui me fut faite (à mon grand étonnement, étant donné la polémique au sujet de Bounan) de traduire The Measure of Reality. / L’argumentaire figurant sur le rabat de la couverture de l’édition française du livre de Crosby prend tout son sens lorsqu’on le lit à la lumière des textes de Billeter et de Bounan :

Alfred W. Crosby est professeur émérite à l’université d’Austin (Texas) et intervenant à l’université de Yale. Son œuvre, classique dans les pays anglo-saxons, tente de répondre à cette question : comment l’Occident, en si peu de temps, a-t-il pu conquérir une si grande partie du globe ? Dans La Mesure de la réalité, il s’attache à décrire le tournant qui, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, vit l’Europe passer d’un modèle qualitatif de pensée à un modèle quantitatif. La société occidentale entreprit alors de mesurer le temps, l’espace, la distance, de traduire en nombres chaque aspect de la réalité. Ce changement de mentalité a rendu possible le développement de la science et de la technologie, en même temps qu’il instaurait le règne de l’argent et de la bureaucratie. Il a entraîné non seulement des révolutions techniques, mais également artistiques, dans le domaine de la peinture et de la musique. Mêlant érudition et anecdotes, La Mesure de la réalité offre un panorama complet de ce moment charnière de l’histoire où se sont mises en place les conceptions sur lesquelles repose encore notre civilisation.

L’opposition entre le “modèle qualitatif” et le “modèle quantitatif” figurait déjà sur la quatrième de couverture de l’éditions originale, mais elle prend dans le contexte des éditions Allia qui ont publiées de nombreux textes liés à l’Internationale situationniste, une signification particulière : elle devient une allusion à l’un des thèmes centraux du manifeste de Raoul Vaneigem, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. L’insertion du livre de Crosby dans cet “horizon d’attente” très spécifique* lui donne une portée nouvelle en l’orientant vers la critique sociale. Nous allons voir dans quelle mesure l’examen du livre lui-même confirme cette attente.

*Ultérieurement confirmé par la présence de La Mesure de la réalité dans la bibliographie placée par Bounan à la fin de La Folle histoire du monde.


Je laisse au lecteur intéressé le soin de lire lui-même l’éclairante démonstration de Mandosio qu’il termine en parlant des difficultés de traduction qu’il a rencontrées ; et où dans une note il porte le jugement suivant sur l’édition française du livre de Crosby par les éditions Allia :

Le volume est malheureusement déparé par d’assez nombreuses coquilles et même par quelques fautes de français […], ce qui aurait pu être évité si l’éditeur daignait faire relire non seulement par l’auteur ou le traducteur, mais aussi par un correcteur professionnel, les ouvrages qu’il publie. Il faut également signaler une erreur dont je suis responsable (ch. 3, p. 66) « le manuel de théologie le plus courant au Moyen Âge » n’était pas « le Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard », mais simplement « les Sentences de Pierre Lombard », comme l’indiquait Crosby. En revanche, la disparition d’un paragraphe entier — pourtant dûment traduit et qui aurait dû se trouver à la page 35 lors de la mise en page finale — est imputable à l’éditeur et aux conditions de travail aberrantes auxquelles il soumet ses employés, qui sont pour la plupart des stagiaires non rémunérés.

vendredi 14 octobre 2011

Lectures (encore) - Expérience et pauvreté

Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de technique. Et à l’envers de cette pauvreté, c’est la richesse oppressante d’idées qui filtrent chez les gens — ou plutôt qui s’empare d’eux — à travers le réveil de l’astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n’est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation. Il faut penser aux tableaux magnifiques d’Ensor où des spectres emplissent les rues des grandes villes […]. Ces tableaux ne sont peut-être rien d’autre que l’image de cette renaissance effrayante et chaotique en laquelle les gens placent leurs espérances. Mais ici se manifeste de la façon la plus claire la chose suivante : notre pauvreté d’expérience n’est qu’une part de la grande pauvreté qui, de nouveau, a un visage — et un visage aussi net et précis que celui du mendiant du Moyen Âge. Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s’il n’est pas lié à l’expérience ? […] Oui, avouons-le : cette pauvreté d’expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l’humanité en général. Et c’est en cela une forme nouvelle de barbarie. / Barbarie ? En effet. Nous disons cela pour introduire un concept nouveau et positif de barbarie. Car la pauvreté d’expérience, où mène-t-elle le barbare ? Elle le mène à recommencer depuis le début : recommencer à nouveau, s’en sortir avec peu, reconstruire avec peu, sans regarder ni à droite ni à gauche. Il ya toujours eu parmi les grands créateurs des esprits implacables qui, avant toute chose, faisaient table rase. […] Et c’est ce même acte de recommencer depuis le début que les artistes avaient à l’esprit quand, comme les cubistes, ils ont suivi l’exemple des mathématiques et ont construit le monde à partir de formes stéréométriques, ou bien quand, comme Klee, ils se sont appuyés sur l’exemple des ingénieurs. […] / Ici et là, les meilleurs esprits ont depuis longtemps commencé à expliquer à quoi rimait tout cela. Désillusion complète sur notre époque mais aussi revendication sans réserve de celle-ci, voilà leur signe distinctif. […] Un artiste aussi dense que le peintre Paul Klee et un artiste programmatique comme Loos — tous les deux rejettent l’image traditionnelle, solennelle et noble de l’homme, parée de toutes les offrandes du passé, pour se tourner vers leur contemporain nu, qui crie tel le nouveau-né dans les couches sales de cette époque. […] / Pauvreté d’expérience : il ne faut pas comprendre cela comme si les hommes aspiraient à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent au contraire à se libérer de l’expérience, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent mettre en valeur leur pauvreté de façon pure et explicite — leur pauvreté extérieure et finalement aussi leur pauvreté intérieure — de telle sorte qu’il en ressorte quelque chose de respectable. Ils ne sont pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire l’inverse : ils ont tout « dévoré », la culture et les « hommes », ils en sont rassasiés et fatigués. […] La nature et la technique, le primitif et le confort sont devenus entièrement un ; aux yeux des gens fatigués des complications sans fin du quotidien, pour qui la finalité de la vie ne surgit plus que comme point de fuite le plus lointain d’une perspective infinie de moyens, une existence qui, à chaque changement, se suffit à elle-même de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable, une existence dans laquelle une voiture ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille et dans laquelle le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’une montgolfière, une telle existence apparaît comme libératrice. Et maintenant, prenons un peu de distance, faisons un pas en arrière. / Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité ; souvent au centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l’« actuel ». La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd’hui une affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s’adapter, nouveau commencement, avec peu de choses. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet leur affaire et l’ont fondé sur l’intelligence et le renoncement. […].

Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Petite Bibliothèque Payot.