Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de technique. Et à l’envers de cette pauvreté, c’est la richesse oppressante d’idées qui filtrent chez les gens — ou plutôt qui s’empare d’eux — à travers le réveil de l’astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n’est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation. Il faut penser aux tableaux magnifiques d’Ensor où des spectres emplissent les rues des grandes villes […]. Ces tableaux ne sont peut-être rien d’autre que l’image de cette renaissance effrayante et chaotique en laquelle les gens placent leurs espérances. Mais ici se manifeste de la façon la plus claire la chose suivante : notre pauvreté d’expérience n’est qu’une part de la grande pauvreté qui, de nouveau, a un visage — et un visage aussi net et précis que celui du mendiant du Moyen Âge. Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s’il n’est pas lié à l’expérience ? […] Oui, avouons-le : cette pauvreté d’expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l’humanité en général. Et c’est en cela une forme nouvelle de barbarie. / Barbarie ? En effet. Nous disons cela pour introduire un concept nouveau et positif de barbarie. Car la pauvreté d’expérience, où mène-t-elle le barbare ? Elle le mène à recommencer depuis le début : recommencer à nouveau, s’en sortir avec peu, reconstruire avec peu, sans regarder ni à droite ni à gauche. Il ya toujours eu parmi les grands créateurs des esprits implacables qui, avant toute chose, faisaient table rase. […] Et c’est ce même acte de recommencer depuis le début que les artistes avaient à l’esprit quand, comme les cubistes, ils ont suivi l’exemple des mathématiques et ont construit le monde à partir de formes stéréométriques, ou bien quand, comme Klee, ils se sont appuyés sur l’exemple des ingénieurs. […] / Ici et là, les meilleurs esprits ont depuis longtemps commencé à expliquer à quoi rimait tout cela. Désillusion complète sur notre époque mais aussi revendication sans réserve de celle-ci, voilà leur signe distinctif. […] Un artiste aussi dense que le peintre Paul Klee et un artiste programmatique comme Loos — tous les deux rejettent l’image traditionnelle, solennelle et noble de l’homme, parée de toutes les offrandes du passé, pour se tourner vers leur contemporain nu, qui crie tel le nouveau-né dans les couches sales de cette époque. […] / Pauvreté d’expérience : il ne faut pas comprendre cela comme si les hommes aspiraient à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent au contraire à se libérer de l’expérience, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent mettre en valeur leur pauvreté de façon pure et explicite — leur pauvreté extérieure et finalement aussi leur pauvreté intérieure — de telle sorte qu’il en ressorte quelque chose de respectable. Ils ne sont pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire l’inverse : ils ont tout « dévoré », la culture et les « hommes », ils en sont rassasiés et fatigués. […] La nature et la technique, le primitif et le confort sont devenus entièrement un ; aux yeux des gens fatigués des complications sans fin du quotidien, pour qui la finalité de la vie ne surgit plus que comme point de fuite le plus lointain d’une perspective infinie de moyens, une existence qui, à chaque changement, se suffit à elle-même de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable, une existence dans laquelle une voiture ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille et dans laquelle le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’une montgolfière, une telle existence apparaît comme libératrice. Et maintenant, prenons un peu de distance, faisons un pas en arrière. / Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité ; souvent au centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l’« actuel ». La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd’hui une affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s’adapter, nouveau commencement, avec peu de choses. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet leur affaire et l’ont fondé sur l’intelligence et le renoncement. […].
Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Petite Bibliothèque Payot.
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