Les voleurs forment une classe spéciale de la société : ils contribuent au mouvement de l’ordre social : ils sont l’huile des rouages : semblables à l’air, ils se glissent partout : les voleurs sont une nation à part, au milieu de la nation.
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Un voleur est un homme rare ; la nature l’a conçu en enfant gâté ; elle a rassemblé sur lui toutes sortes de perfections : un sang-froid imperturbable ; une audace à toute épreuve ; l’art de saisir l’occasion, si rapide et si lente ; la prestesse, le courage, une bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et mobile ; tous ces avantages ne sont rien pour le voleur, et forment cependant déjà la somme de talents d’un Annibal, d’un Catilina, d’un Marius, d’un César. / Ne faut-il pas, de plus, que le voleur connaisse les hommes, leur caractère, leurs passions ; qu’il mente avec adresse, prévoie les événements, juge l’avenir, possède un esprit fin, rapide ; ait la conception vive, d’heureuses saillies, soit bon comédien, bon mime ; puisse saisir le ton et les manières des diverses classes de la société ; […] enfin chose difficile, inouïe, avantage qui donne la célébrité aux Homère, aux Arioste, à l’auteur tragique, au poète comique, ne lui faut-il pas l’imagination, la brillante imagination ? ne doit-il pas inventer perpétuellement des ressorts nouveaux ? Pour lui être sifflé, c’est aller aux galères.
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Les voleurs ont existé de tout temps ; ils existeront toujours. Ils sont un produit nécessaire d’une société constituée. […]
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Les voleurs sont une dangereuse peste des sociétés ; mais l’on ne saurait nier aussi l’utilité dont ils sont dans l’ordre social et dans le gouvernement. Si l’on compare la société à un tableau, ne faut-il pas des ombres, des clairs obscurs ? Que deviendrait-on le jour qu’il n’y aurait plus par le monde que des honnêtes gens foncés à sentiments, bêtes, spirituels, politiques, simples, doubles, on s’ennuyerait à mort […].
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En ce qui concerne la littérature, les services rendus par les voleurs sont encore bien plus éminents. Les gens de lettres leur doivent beaucoup, et nous ignorons comment ils pourront s’acquitter, car ils n’offrent rien que leurs bienfaiteurs puissent rendre par un juste retour. Les voleurs sont rentrés dans la contexture d’une multitude de romans ; ils forment une partie essentielle des mélodrames ; […]. / Enfin les voleurs forment une république qui a ses lois et ses mœurs ; ils ne se volent pas entre eux, tiennent religieusement leurs serments, et présentent, pour tout dire d’un mot, au milieu de l’état social, une image de ces fameux flibustiers, dont on admirera sans cesse le courage, le caractère, les succès, et les éminentes qualités.
Balzac, Considérations morales, politiques, littéraires, philosophiques, législatives, religieuses et budgétaires sur la compagnie des voleurs.
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