mardi 31 janvier 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 6

6. Vers le clash

Mais les prémisses d’une disgrâce commencement à se dessiner. Dans une longue lettre à Jaime Semprun, fustigeant « les crétins » qui sont persuadés que tout ce que Champ Libre publie vient forcément de lui, il ajoute : « […] et peut-être aussi — pourquoi pas ? — les diverses thèses de Voyer qui sont manifestement dirigées contre moi. »

Les choses vont se précipiter avec la parution du premier volume de la Correspondance Champ Libre où l’on trouve, en fin de volume, un échange de lettres, tronqué, entre Voyer et Lebovici qui va mettre le feu aux poudres. Debord écrit à Lebovici, à ce propos : « Vendredi 29 juin 78 / Cher Gérard, / Notre original Voyer, est tout à fait comme les autres : leur hauteur factice devient bassesse au moment où ils feraient mieux de se taire ; et dans ces explications tardives tous maintiennent l’astuce centrale qui leur était chère, et dont ils ne veulent pas voir que justement elle a fait long feu. On peut dire que ses dernières lettres nous font assister à la genèse même de ce qui aurait aussi bien pu être son quatrième ou cinquième livre. On en voit tous les motifs, et on en voit toute la méthode. Pourquoi et comment donc l’économie peut-elle passer pour être “la partie centrale de la société” ? Ce sous métaphysicien en plastique dira sur la question n’importe quoi en cent épisodes, mais jamais il n’admettre que, tout simplement, telle a été la pratique historique de la bourgeoisie. Il n’a pas su lire Hegel ou Marx […]. Il ressemble, une fois de plus, à la caricature que Marx a faite du philosophe allemand persuadé que l’humanité éviterait bien des chutes mortelles et des noyades le jour où elle serait délivrée du funeste concept de la pesanteur. Mais dans cette historiette le philosophe, lui, était sincère. Chez Voyer l’escroquerie au modernisme, moins alerte à tout prendre que chez Lacan, consistera seulement à critiquer “la théorie de la théorie” de la pesanteur. Le pitre ne fait plus rire. Il faut tout publier, et tout oublier. […] »

Les hostilités ne font que commencer. Le 12 mai 81, Debord écrit au traducteur Jaap Klostermann : « […] Voyer est un demi-fou, mais rusé. Par arrivisme, quoique toujours sans succès, il joue au fou comme il a joué au théoricien. Le dernier mot de l’histoire universelle, ce serait donc que Voyer a été maspérisé ; et on sait comment [allusion à la correspondance tronquée Voyer / Lebovici! on ne maspérise que ce qui mérite de l’être, et ainsi le mérite de Voyer a été démontré. Et ce qui prouve que Voyer porte sur le marché la pensée la plus nouvelle — et la plus changeante —, c’est qu’il a été précisément maspérisé par, et seulement par, les propriétaires, jaloux, de la plus avancée des “orthodoxies” antérieures, dite marxo-situationniste. On reconnaît bien là “l’éditeur révolutionnaire” Lebovici ; et ma complicité n’est pas douteuse, puisque j’ai publié depuis chez lui la traduction d’un poète espagnol du XVe siècle, et qu’en plus on conçoit sans peine mon intérêt à faire disparaître un penseur absolument neuf dont l’insoutenable éclat me reléguait parmi les utopistes de l’autre siècle. Ainsi finirait le “situationnisme paisible” [allusion à une brochure de Voyer contre Debord / Lebovici] ; et ma fameuse autorité dans nos ministères (qui est encore en hausse depuis avant-hier. […] »

Dans la même veine, à Gérard Lebovici, le 29 septembre 1981 : « Depuis que Voyer a enfin fixé ses idées, on peut dire qu’il défend sa seule idée fixe avec une sublime opiniâtreté. Il me rappelle vraiment Isou, quand ce créateur plus prolixe me condamne. Mais on doit penser qu’Isou, dans les longs intervalles où il ne parle pas de moi, délire sur bien d’autres sujets. Tandis que Voyer vous a élu comme thème unique de son œuvre novatrice. Jusqu’ici, je croyais qu’en général il simulait la folie. Maintenant, je pencherais plutôt pour l’authenticité. […] » Jugement particulièrement malveillant de la part de Debord, puisqu’il sait que ce n’est pas à Lebovici que Voyer parle mais bien à lui.

Toujours dans la malveillance sans fondement mais intéressée, Debord écrit à Lebovici, le 18 octobre 81, à propos d’un article de Voyer : Réponse à l’auteur de “Protestations devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1980” — violente attaque contre les positions de Debord & Co. sur le terrorisme — dans le premier (et unique) numéro de la Revue de Préhistoire Contemporaine : « […] Connaissez-vous le dernier Voyer ? Il en vient à inciter au meurtre de Sanguinetti, tout en insinuant qu’il travaille pour la police italienne ! […] »

Voilà ce que Voyer écrit, le lecteur jugera : « Nous ne suivons pas l’auteur de “Protestations…” quand il accuse Sanguinetti de lâcheté, de crainte, de refuser le combat. La question qui se pose justement à propos de Sanguinetti est : comment se fait-il qu’il soit encore en vie et libre ? Après tout, c’est peut-être un agent des services secrets. Mais on a vu qu’une telle appartenance n’est même plus un gage de sécurité en Italie aujourd’hui. Il faut que l’auteur de “Protestations…” applique à lui-même la méthode qu’il applique à Sanguinetti. Il faut laisser à ce dernier le mérité d’avoir dénoncé l’usage spectaculaire qui est fait par l’État italien du terrorisme stalinien en Italie. »

(À suivre)

Une lecture alchimique d’In girum – Iconographie

1. « C’est là que sont les petites filles qui te donnent tout […]. »
       Une mineure détournée.


2. « Elle fuit, elle fuit comme un fantôme […]. »
       Celle qui était la plus belle cette année-là.


3. « In girum imus nocte et […]. »
       Panoramique sur une place et des maisons la nuit, […]


4. « […] consumimur igni. […] »
       […] jusqu'aux lumières d'un café ouvert.



5. « […] Nous tournons en rond dans la nuit […]. »
       La même revient



6.  « Nous sommes donc devenus les émissaires du Prince de la Division […]. »
       Gilles et Dominique […].



7. L’impasse de Clairvaux.



8. « […] occupés de beautés qui ne reviendront pas. »
       Une autre errante



9. « La disposition de l'espace d'une des meilleure ville qui furent jamais, et les
       personnes […] »
       Alice et Celeste.




10. « Je revois celle qui était comme une étrangère dans sa ville. »
      Une Florentine.



11. Le visage de Celeste […].
      Art Blake : « Whisper not ».




12. « […] on traverse une époque comme on passe la pointe de la Dogana […]. »
       Travelling sur l’eau, par le travers de la pointe de la Dogana.



13. Une jeune amante d’autrefois. […]
      «  […] Le diable nous emporte loin […]



14. Une autre, contemporaine. […]
      […] de nos belles amies. […]



15. « […] Notre jeunesse est morte, et nos amours aussi. »
       […] D’autres amies du temps passé.



16. « Les propriétaires de la société étaient obligés, pour se maintenir, de vouloir un
         changement qui était l'inverse du nôtre. »



17. « Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, [...] »



18. « […] mais dans des directions diamétralement opposées.»



19. « La sagesse ne viendra jamais. »









dimanche 29 janvier 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 5

5. Voyer / Debord : premier accroc sans frais

C’est à ce moment-là que va se produire un premier incident qui va quelque peu obscurcir « l’idylle » jusque là sans nuage entre Voyer et Debord. Le 9 août 1972, Debord écrit à Voyer : « Raspaud qui s’était trouvé chargé par toi de me tenir au courant de tes contacts avec Rassam, entrepris sur l’initiative de Lebovici pour le tournage du Spectacle vient de me révéler hier un nouvel aspect de tes activité que je ne peux certainement pas laisser passer. […] / Lorsque, Raspaud et toi, vous avez conversé avec Rassam voici, je crois, un mois ou six semaines, ce personnage vous avait émis, en des termes désagréables, la prétention de me rencontrer. Ce pauvre Rassam, même s’il lui arrive d’avoir parfois un peu d’argent entre deux échecs godardistes ou la revente d’un stock de tapis du Maroc rachetés aux douanes, ne peut certainement pas croire qu’il pourrait acheter le droit de me fréquenter. Et quand à l’aspect professionnel de la question, on voit mal à quel titre tu aurais été payé par un important pourcentage sur les bénéfices de mon film, si ce n’était pas justement pour m’éviter le désagrément de rencontrer moi-même des individus de ce genre. […]. / J’ai appris hier un fait plus impardonnable, et que tu n’avais avoué à Raspaud qu’après plusieurs semaines. Quand, quelques temps après la rencontre évoquée ci-dessus, le même Rassam a fixé à Raspaud et toi un rendez-vous dans un café, auquel il vous fit attendre vingt minutes sans venir, tu étais allé le rechercher ensuite à son secrétariat. À ce moment-là, tu as sciemment laissé croire à celui qui essayait de joindre Rassam par téléphone que je pourrais être moi aussi là, dans le même café, à attendre ce con. / Si quelques-uns des interchangeables Rassam ont encore à apprendre qui je peux être, il est à présent bien clair qu’ils ne sauraient l’apprendre par ton entremise. Et toi, qui devait le savoir et l’as malencontreusement oublié, il est évidemment impossible que tu me représentes désormais en n’importe quelle sorte d’affaire. / L’accord que nous avions sur le plan cinématographique est donc désormais caduc. » Pourtant, malgré le ton sans appel de cette lettre, Voyer, continuera à faire partie de la « famille » et à avoir ses entrées à Champ Libre ; mais ses jours sont désormais comptés.

Ainsi, le 14 décembre 1974, Debord encourage-t-il Lebovici, malgré quelques restrictions, à publier l’Introduction à la science de la publicité de Voyer : « Le manuscrit de Voyer n’incitera pas beaucoup de gens à entreprendre une critique théorique, et ce n’est probablement pas ce qu’il vise : je crois que l’auteur, conséquent avec ses formulations personnelles, a estimé l’apparence de la théorie plus essentielle que quelque théorie proprement dite. / Il y a cependant une indéniable qualité « artistique » dans une telle profusion de collages de ce style, sur un tel sujet, autour de l’insolent renversement de la notion de publicité (en ce sens, le titre actuel est très bon). Sans préjuger des réactions du public, je trouve dans ce discours une sorte d’humour insolite, et peut-être volontaire. Et puis, après tout, voilà un esprit original qui critique notre monde ; lequel a produit, avec tant d’autres étrangetés, ce genre d’esprits originaux. Ce n’est donc pas sans valeur historique. / […] / Enfin, tout bie,n considéré, je vous conseillerais plutôt de publier ce manuscrit — tel qu’il est —, parce qu’il serait dommage de rejeter quelque chose de si peu courant. Et aussi parce que trop de banalités ont été publiées précédemment. Guégan se dépensait sans compter pour convaincre la presse parisienne que Champ Libre n’avait rien qui puisse heurter le goût d’un journaliste, ni outrepasser son intellect. Le ton « ésotérique » initial était désavoué avec soulagement etc. Dans ce contexte, ce livre de Voyer ne serait peut-être pas actuellement inutile pour rappeler que ne ne voulons, et du reste ne pouvons, nous imposer qu’en déplaisant à ces gens-là. » Et toujours à Lebovici, à propos de l’Introduction à la science de la publicité, le 7 mars 75 : « Voyer m’a fait parvenir son livre, qui se présente très bien, et sera vraiment assez utile pour commencer à chasser les mauvaises odeurs de la période précédente. »

(À suivre)

Une lecture alchimique d’In girum – Addendum / 2

On peut donc dire en schématisant quelque peu que le travail de l’Art consiste à extraire cette Eau mercurielle de sa gangue terrestre de Soufre vil et puant, puis à libérer l’étincelle igné de Soufre vif jusqu’alors prisonnière de l’humidité mercurielle afin que par l’antagonisme entre les « natures » (fixe/volatil, Soufre/Mercure) ainsi révélé et rendu actif, soient convertis les uns dans les autres les quatre Éléments et obtenue la Quinte-Essence : centre de la quaternité et produit subtilisé, raréfié, de cette rotation élémentaire empruntant de nombreux procédés techniques à la distillation. La tâche de l’Artiste consiste à « mettre en Œuvre » ces différents ingrédients « afin d’en faire sortir ce qui est pur, et enlever ce qui est terrestre et bourbeux ». Cette itération circulaire des Principes et Éléments peut être représentée ainsi :

>Terre>Eau>Air>Feu>
<Feu<Air<Eau<Terre<

Mais cette procédure d’extraction, de purification et de reconversion en terre n’affecte pas la seule « matière enfermée dans le double vase de l’eau mercurielle et du matras de verre ». C’est aussi une spécificité du travail alchimique que de rendre indispensables les opérations sur cette « matière » et la transformation interne de l’Artiste en Adepte, initié aux secrets naturels et divins. Aussi l’âme de la matière et celle de l’Artiste effectuent-elles une même pérégrination, affrontant les mêmes dangers et s’apprêtant à vivre la même jubilation. À la phase de dissolution — faisant elle-même suite à la conjonction, aux « Noces chymiques » du Soufre et du Mercure — succède en effet la sublimation. Devenue aérienne, débarrassée de toute attache terrestre, l’âme se réjouit de sa pureté retrouvée et gagne le Ciel, c’est-à-dire le haut du vase qui, s’il n’est hermétiquement clos, la laisse échapper, compromettant à jamais le succès de l’Œuvre. Sur ce risque, tous les alchimistes ont insisté : c’est la redescente de l’âme et sa « fixation » qui est seule capable d’illuminer la Nature ainsi transfigurée, et de la « multiplier » à l’infini selon sa vertu propre. Toure exaltation qui ne serait pas suivie d’une reconversion en terre est non seulement dangereuse mais contraire à l’esprit de l’Œuvre. Car le retour n’est ni rechute, ni banalisation, mais incarnation irréalisable sans la médiation continue du psychagogue Hermès : « Ce messager du Ciel, qui en porte les ordonnances en terre. »

Françoise Bonardel, La Voie hermétique, Introduction à la philosophie d’Hermès, Dervy.

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La nouvelle édition revue et augmentée de :

Vie et mort de Guy Debord

De : Christophe Bourseiller

Est annoncée pour février 2012

Chez : Pascal Galodé.



Astre noir de la littérature, cultivant le paradoxe et la provocation, Guy Debord ne consentit jamais à passer à la télévision. C'est sans doute pourquoi il demeure aujourd'hui plus célèbre et plus fascinant encore que de son vivant.

Son oeuvre, dont le titre le plus connu est évidemment La Société du spectacle (1967), ouvrage rigoureux et prophétique qui fut et reste un immense succès, a trouvé des millions de lecteurs un peu partout dans le monde.

Christophe Bourseiller, enquêteur obstiné et implacable a réussi ce qui paraissait impossible : reconstituer le parcours de Guy Debord, pourtant rempli de zones d'ombre soigneusement entretnenues, depuis l'enfance, les relations avec les surréalistes, l'action dans les avant-gardes des années 50, la naissance de la théorie situationniste, le rôle dans le mouvement de mai 68, dont Debord fut l'un des grands inspirateurs, les liens avec le producteur et éditeur Gérard Lebovici, assassiné en 1984, enfin son propre suicide dix ans plus tard.

Son ouvrage met en lumière le rôle intellectuel et historique de ce penseur iconoclaste, fondateur et chef de file du mouvement situationniste, en qui la société contemporaine a trouvé l'un de ses plus brillants analystes en même temps que l'un de ses farouches ennemis.

Guy Debord, écrivain, cinéaste et polémiste, a su comme personne mettre en lumière les ressorts de la société contemporaine, qu'il a détesté de toutes ses forces.

Le livre a été originellement écrit en 1999. Nous proposons aujourd'hui une importante réédition, corrigée par les témoins et augmentée de nombreux documents nouveaux.

Acteur, écrivain, journaliste, homme de radio et de télévision, Christophe Bourseiller mène, comme il le fait « plusieurs vies parallèles ». Écrivain, il est notamment auteur de L’Aventure moderne, Flammarion 2006 ; Génération Chaos, Éditions Denoël, 2008, À gauche, CNRS Éditions 2009, et plus récemment Un Maçon franc, Éditions Alphée 2010. Christophe Bourseiller a enfin tourné en tant qu’acteur dans plus de trente films, sous la direction de metteurs en scène prestigieux : Jean-Luc Godard, Yves Robert, Pierre Jolivet, Claude Lelouch, Jacques Demy…


Je me réjouis d'avance.

samedi 28 janvier 2012

Une lecture alchimique d’In girum – Addendum

Le langage hermétique

Par son langage tortueux et énigmatique, et par la nature incompréhensible des opérations techniques décrites, l’Art d’Hermès a souvent été comparé à un parcours labyrinthique où, privé du fil d’Ariane, risque de s’égarer ce nouveau Thésée qu’est le chercheur, ou le simple lecteur. À l’âge classique l’on interpréta volontiers le travail alchimique en termes mythologiques, c’est souvent en effet à Thésée qu’à été comparé l’audacieux quêteur d’absolu, prêt à affronter tous les dangers pour parvenir au centre du labyrinthe. Pour qui accepte de s’aventurer à son tour dans ces contrées si étrangères à la logique ordinaire, et à s’abandonner au charme de l’incompréhensible, ce langage où fulgurent d’éblouissantes images peut s’avérer fascinant et « surréaliste » avant la lettre. A. Breton n’a-t-il pas été l’un des premiers au XXe siècle à en redécouvrir toute la magie poétique ? Mais pour qui l’aborde avec un esprit « positif » et cherche à s’y repérer selon des normes rationalistes, le découragement survirent la plupart du temps, ou l’irritation face à ce qui paraît alors pur verbiage, prétention insupportable ou tout simplement imposture : « Un réseau inextricable, devant lequel succombent l’attention la plus soutenue, la patience la plus saine, l’intelligence la plus robuste », dira Lambert [Alchimie, p. 123, Thèse de médecine, Bordeaux, 1919.] de ce langage « ésotérique » au pire sens du terme. Esprit on ne peut plus positiviste, L. Figuier, en vint pur sa part à penser que « pour adopter ce langage obscur et inaccessible, les alchimistes avaient un excellent motif. Ils n’avaient rien à dire sur l’art de faire de l’or, tous leurs efforts pour y parvenir étant demeurés inutiles ». [L'Alchimie et les alchimistes, réed. Parris, Denoël, 1970, p.65]  / De fait, le langage alchimique semble moins destiné à égarer le lecteur de façon perfide, qu’à protéger un secret en décourageant les simples curieux. Des discontinuités fréquentes dans le fil de l’exposé, ou des répétitions avoisinant le ressassement, apparaissent comme autant de procédures de détournement et agissent peu à peu sur la conscience du lecteur, conduit à franchir sans toujours s’en apercevoir immédiatement certains seuils constituant des étapes incontournables et décisives dans la compréhension du Grand Œuvre. Des repères sont parfois fournis au cours du trajet qui, sans eux, ne serait plus qu’errance.

Françoise Bonardel, La Voie hermétique, Introduction à la philosophie d’Hermès, Dervy.

jeudi 26 janvier 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 4

4. Voyer (bien) vu par Debord

L’Index de la Correspondance (à sens unique) de Debord, recense 72 occurrences pour : Voyer, Jean-Pierre, réparties dans les volumes : IV, V, VI et VII. Il est particulièrement instructif de suivre à travers ces lettres de Debord à — ou concernant — Voyer, l’évolution des relations entre les deux « frères » (ennemis). C’est ce que nous nous proposons de faire ici.

1971, le 6 mars. C’est : « Cher Jean-Pierre ». Jean-Pierre est l’émissaire de Debord chargé de trouver un producteur pour la version cinématographique du Spectacle. Il démarche en vain Lebovici qui n’est pas intéressé. Le 30 juillet de la même année. Lettre à Gianfranco Sanguinetti. « J’ai dit à Jean-Pierre que tu sera mon assistant en tout cas. » — une Note précise : « Jean-Pierre Voyer, pressenti à l’époque pour démarcher auprès d’un producteur, pour la réalisation du film La Société du spectacle. » ; Voyer n’était pas « pressenti », il était mandaté. Le 16 septembre, toujours la même année, et encore à Sanguinetti : « Mon livre [La Société du spectacle] va paraître — reparaître plutôt — le 13 octobre dans les librairies. Peu après, le même éditeur [Lebovici qui ne veut toujours produire le film mais qui est devenu, grâce à Voyer, l’éditeur de Debord] sortira l’œuvre savante de Jean- Pierre [Voyer et Jean-Jacques Raspaud] qui s’appellera L’internationale situationniste ; chronologie, bibliographie, protagonistes. »

Debord s’est séparé unilatéralement de son premier éditeur Buchet Chastel à qui il reproche — outre son « avarice » ; c’est–à-dire de mentir sur le volume des tirages — d’avoir ajouté, sans son autorisation, un sous-titre à La Société du spectacle proclamant : La théorie situationniste. Champ Libre est décidé à prendre le relais et procède à une réimpression pirate du livre ; mais Lebovici ne veut pas pour autant produire le film, il se propose néanmoins de mettre ses compétence au service de Voyer. Debord écrit à Sanguinetti, le 28 octobre 1971 : « Malgré ce qu’à dû te faire craindre la deuxième lettre de Jean-Pierre, mon livre n’est toujours pas saisi. Buchet menace seulement, cause au lieu d’agir ; et d’ailleurs il est trop tard pour que la saisie nous soit nuisible. Il semble que la chose se vende bien […].Lebovici est donc très content, et va sans doute bouger vite pour le cinéma (il espère y inclure un italien !). / J’ai dit à Jean-Pierre que le budget doit être augmenté, en portant mon salaire de cinq à dix millions de lires, en ajoutant un moindre salaire pour les deux producteurs — Raspaud et lui — et en y incluant un salaire pour toi. En revoyant en plus large certains autres chapitres, je pense qu’on va pousser ce médiocre budget à soixante-cinq ou soixante-dix millions de lires, ce qui fait plus sérieux si on s’adresse aux banquiers d’Italie, et qui donnera à réfléchir aux gens moins riches qui ne sont pas pressés (Lebovici et compagnie) ; parce que, si ce n’est pas réalisé dans l’année prochaine, mon prix va encore monter dans des proportions plus considérables. » On peut voir ici en action la manière « florentine » de Debord.

Sanguinetti est interdit de séjour en France dont il a été expulsé sur décision du ministre de l’intérieur en juillet 1971. C’est Voyer — alias Lamargelle — que Debord envoie en Italie pour se charger avec lui de contacter un éventuel producteur pour le Spectacle. En attendant, il assure le service de presse du Reich mode d’emploi qu’il envoie à Sanguinetti, suivi de L’Internationale situationniste, protagonistes etc. de Raspaud et Voyer. Le 17 janvier 72, Debord écrit à Sanguinetti à propos du financement du Spectacle : « Pour le rendez-vous à Rome, ne vous attardez pas dix minutes si le type est con ; et pas plus de quelques heures s’il est intéressant mais soulève des problèmes secondaires. En général ne t’engage à rien personnellement dans les tractations ou accords que Lamargelle pourra avoir avec lui. Tu n’es que “l’assistant” (c’est-à-dire du côté artistique d l’affaire). Tu garantis seulement, en tant qu’assistant et — éventuellement — en tant que situ, que Lamargelle a effectivement une option pour produire ce film avec moi comme metteur en scène (car il n’y a aucun contrat à montrer). Aussitôt après cette rencontre, Lamargelle doit rentrer d’urgence à Paris. […] »

Le 9 février 1972, dans une lettre à Daniel Denevert, c’est encore l’indispensable Jean-Pierre Voyer qui est mis à contribution : « J’ai parlé de toi à Voyer, qui te proposera bientôt une rencontre. »

L’affaire avec le producteur italien semble mal engagée, Debord écrit à Sanguinetti, le 15 février 72 : « Nous n’avons toujours pas de nouvelles de Rosboch. […] Il faut donc commencer à chercher ailleurs des gens plus sérieux ; et directement la banque elle-même qui veut s’intéresser à la production cinématographique. / Lamargelle est assez assombri par cette histoire. Mais il semble que son livre commence à se vendre sur un bon rythme (quinze en trois jours au kiosque, malgré le prix plutôt élevé). […] »

C’est Voyer aussi qui sera chargé par Debord de la diffusion de l’édition Van Gennep de la collection des 12 numéros d’I.S. Et à un « camarade » qui doit passer à Paris, il écrit : « […] au cas — assez improbable où je n’y serais pas dans le semaines qui suivent, tu peux prendre contact avec : Jean-Pierre Voyer, Institut de Préhistoire Contemporaine, B.P. 20-05 Paris. » Par ailleurs, dans la liste des ouvrages qui doivent figurer sur les rabats de l’édition Champ Libre de La Société du spectacle figure évidemment le Reich mode d’emploi de son « cher Jean-Pierre ».

Toujours à propos du financement problématique du Spectacle Debord écrit à Sanguinetti, le 2 juin 72 : « […] je te rappelle comme questions à faire progresser au plus tôt, et notamment à ton passage à Milan : / a) la question à poser à la banque, pour avoir vite une réponse même négative. En effet, je vois ici Jean-Pierre de plus en plus déprimé, nourrissant des idées de suicide, ne voulant plus — à ce que dit Jean-Jacques, qui en souffre évidemment plus que moi — sortir de son lit le matin etc., Tu peux imaginer à quel point il peut être à la fois pressé et abattu. Un jour sur deux, il envisage de détruire le manuscrit de son Encyclopédie. […] »
Mais Voyer va se ressaisir. Après l’échec italien, il prospecte auprès de Jean-Pierre Rassam producteur, entre autres, de Jean-Luc Godard. 21 juin 72, Debord écrit : « Aux producteurs de l’I.P.C. / […] / J’ai soulevé brièvement la question de Rassam ; en mettant en doute le sérieux de cet individu, et sa compréhension même de l’importance de l’occasion cinématographique autour de laquelle il papillonne. Lebovici ne garantit nullement Rassam, et paraît même avoir une piètre idée de son intelligence. Mais il estime que Jean-Pierre, vu ses talents dans ce genre de débats, aurait de bonnes chances d’en obtenir ce qu’il faut en la brusquant, et en le mettant maintenant au pied du mur. […] »

(À suivre)

mercredi 25 janvier 2012

Lectures – Conversations avec Brecht

Hier, après la partie d’échecs, Brecht dit : « Eh bien, si [Karl] Korsch vient, il nous faudra mettre au point avec lui un nouveau jeu. Un jeu où les positions ne restent pas toujours identiques à elles-mêmes ; où la fonction des pièces se modifie quand elles ont stationné un moment au même endroit : elles deviennent alors plus efficaces ou aussi plus faibles. Tel que c’est, cela n’évolue pas ; tout reste trop longtemps égal à soi. »

Walter Benjamin, Essais sur Brecht, La Fabrique éditions.