6. Vers le clash
Mais les prémisses d’une disgrâce commencement à se dessiner. Dans une longue lettre à Jaime Semprun, fustigeant « les crétins » qui sont persuadés que tout ce que Champ Libre publie vient forcément de lui, il ajoute : « […] et peut-être aussi — pourquoi pas ? — les diverses thèses de Voyer qui sont manifestement dirigées contre moi. »
Les choses vont se précipiter avec la parution du premier volume de la Correspondance Champ Libre où l’on trouve, en fin de volume, un échange de lettres, tronqué, entre Voyer et Lebovici qui va mettre le feu aux poudres. Debord écrit à Lebovici, à ce propos : « Vendredi 29 juin 78 / Cher Gérard, / Notre original Voyer, est tout à fait comme les autres : leur hauteur factice devient bassesse au moment où ils feraient mieux de se taire ; et dans ces explications tardives tous maintiennent l’astuce centrale qui leur était chère, et dont ils ne veulent pas voir que justement elle a fait long feu. On peut dire que ses dernières lettres nous font assister à la genèse même de ce qui aurait aussi bien pu être son quatrième ou cinquième livre. On en voit tous les motifs, et on en voit toute la méthode. Pourquoi et comment donc l’économie peut-elle passer pour être “la partie centrale de la société” ? Ce sous métaphysicien en plastique dira sur la question n’importe quoi en cent épisodes, mais jamais il n’admettre que, tout simplement, telle a été la pratique historique de la bourgeoisie. Il n’a pas su lire Hegel ou Marx […]. Il ressemble, une fois de plus, à la caricature que Marx a faite du philosophe allemand persuadé que l’humanité éviterait bien des chutes mortelles et des noyades le jour où elle serait délivrée du funeste concept de la pesanteur. Mais dans cette historiette le philosophe, lui, était sincère. Chez Voyer l’escroquerie au modernisme, moins alerte à tout prendre que chez Lacan, consistera seulement à critiquer “la théorie de la théorie” de la pesanteur. Le pitre ne fait plus rire. Il faut tout publier, et tout oublier. […] »
Les hostilités ne font que commencer. Le 12 mai 81, Debord écrit au traducteur Jaap Klostermann : « […] Voyer est un demi-fou, mais rusé. Par arrivisme, quoique toujours sans succès, il joue au fou comme il a joué au théoricien. Le dernier mot de l’histoire universelle, ce serait donc que Voyer a été maspérisé ; et on sait comment [allusion à la correspondance tronquée Voyer / Lebovici] ! on ne maspérise que ce qui mérite de l’être, et ainsi le mérite de Voyer a été démontré. Et ce qui prouve que Voyer porte sur le marché la pensée la plus nouvelle — et la plus changeante —, c’est qu’il a été précisément maspérisé par, et seulement par, les propriétaires, jaloux, de la plus avancée des “orthodoxies” antérieures, dite marxo-situationniste. On reconnaît bien là “l’éditeur révolutionnaire” Lebovici ; et ma complicité n’est pas douteuse, puisque j’ai publié depuis chez lui la traduction d’un poète espagnol du XVe siècle, et qu’en plus on conçoit sans peine mon intérêt à faire disparaître un penseur absolument neuf dont l’insoutenable éclat me reléguait parmi les utopistes de l’autre siècle. Ainsi finirait le “situationnisme paisible” [allusion à une brochure de Voyer contre Debord / Lebovici] ; et ma fameuse autorité dans nos ministères (qui est encore en hausse depuis avant-hier. […] »
Dans la même veine, à Gérard Lebovici, le 29 septembre 1981 : « Depuis que Voyer a enfin fixé ses idées, on peut dire qu’il défend sa seule idée fixe avec une sublime opiniâtreté. Il me rappelle vraiment Isou, quand ce créateur plus prolixe me condamne. Mais on doit penser qu’Isou, dans les longs intervalles où il ne parle pas de moi, délire sur bien d’autres sujets. Tandis que Voyer vous a élu comme thème unique de son œuvre novatrice. Jusqu’ici, je croyais qu’en général il simulait la folie. Maintenant, je pencherais plutôt pour l’authenticité. […] » Jugement particulièrement malveillant de la part de Debord, puisqu’il sait que ce n’est pas à Lebovici que Voyer parle mais bien à lui.
Toujours dans la malveillance sans fondement mais intéressée, Debord écrit à Lebovici, le 18 octobre 81, à propos d’un article de Voyer : Réponse à l’auteur de “Protestations devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1980” — violente attaque contre les positions de Debord & Co. sur le terrorisme — dans le premier (et unique) numéro de la Revue de Préhistoire Contemporaine : « […] Connaissez-vous le dernier Voyer ? Il en vient à inciter au meurtre de Sanguinetti, tout en insinuant qu’il travaille pour la police italienne ! […] »
Voilà ce que Voyer écrit, le lecteur jugera : « Nous ne suivons pas l’auteur de “Protestations…” quand il accuse Sanguinetti de lâcheté, de crainte, de refuser le combat. La question qui se pose justement à propos de Sanguinetti est : comment se fait-il qu’il soit encore en vie et libre ? Après tout, c’est peut-être un agent des services secrets. Mais on a vu qu’une telle appartenance n’est même plus un gage de sécurité en Italie aujourd’hui. Il faut que l’auteur de “Protestations…” applique à lui-même la méthode qu’il applique à Sanguinetti. Il faut laisser à ce dernier le mérité d’avoir dénoncé l’usage spectaculaire qui est fait par l’État italien du terrorisme stalinien en Italie. »
(À suivre)
« Il faut tout publier, et tout oublier »
RépondreSupprimerS'agit-il ici de ses fameuses lettres léboviciées ?
Mais alors, pas de Debord complice, juste un Debord-Ponce Pilate et un Voyer roi des...
Les lettres manquantes de la Correspondance Lebovici/Voyer n'ont évidemment jamais été publiées par la suite. C'est Voyer qui s'est chargé lui-même de le faire longtemps après dans Hécatombe, Éditions La Nuit, 1991.
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