dimanche 22 janvier 2012

Le Maître du Bas Château — Portrait de Jean-Pierre Voyer / 3

3. Voyer (mal) vu par Guégan

Les citations suivantes sont tirées de : Cité Champagne, esc. I, appt. 289, 95-Argenteuil ; Champ Libre 1 (1968-1871) ; Grasset.

« Il me semble que c’est le jour où mourut Fernandel, le vendredi 26 février 1971, que Debord mit un pied dans Champ Libre. Pas en personne, mais par l’intermédiaire de Jean-Pierre Voyer qui se présenta comme son “homme d’affaire”. / Jacques Baynac m’avait, la semaine précédente, encouragé à le rencontrer. Ils s’étaient connus en Suisse où, déserteurs l’un et l’autre, ils s’étaient réfugiés au tout début des années 60 quand l’armée française pensait encore pouvoir empêcher l’indépendance de l’Algérie. / S’il jugeait Voyer fantasque, quoique désormais un quart de poil trop inféodé à L’I.S., Baynac lui avait conservé son amitié. Le portrait qu’il m’en brossa ne put que retenir mon attention : “Jean-Pierre fourmille d’idées, il croit à ce qu’il dit et, surtout, il ne recule devant rien quand il y va du triomphe de la ligne politique qu’il s’est fixé. Et du coup il a le goût des complots. À sa manière, il est une sorte de blanquiste. Autrefois, il n’y avait pas de secrets entre nous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tout ce que je sais, c’est qu’il voit beaucoup Debord. J’en ai déduit que s’il s’était rapproché de moi pour que je lui facilite les choses avec toi, c’est qu’il en avait reçu l’ordre.” »

« Au premier abord, la personne de Voyer suggérait un prompt sentiment d’antipathie. Paraissant sortir d’un catalogue de vente par correspondance, il incarnait, de la tête aux pieds, l’idéal du chef de bureau en quête d’une sinécure. / C’en était dépriment. / Tout était de trop chez ce personnage. Le cheveu plaqué, le complet veston boutonné jusqu’à la gorge, la cravate dissonante sur une chemise incertaine. Avec en point d’orgue, cet attaché-case qui le rapprochait de Krivine alors que le crypto-situationniste se figurait en être le farouche ennemi. / Si au moins Voyer s’était rattrapé en ouvrant la bouche. Mais hélas ! ce fut pire. / “J’interviens ici sur manda de Guy Debord. Vous-même, êtes-vous fondé à le faire au nom de Gérard Lebovici ?” / […] / – Venez-vous me dire que Debord souhaite être publié par Champ Libre ? / – Absolument pas. Debord a un éditeur, et il s’en trouve bien. Je n’ai d’autre instruction que d’offrir à Gérard Lebovici la possibilité, proprement extraordinaire, admettez-le, de produire le film que Guy Debord s’apprête à tourner d’après La Société su spectacle. / – Un film ? Mais Champ Libre n’est pas… / – Permettez. Champ Libre a éveillé l’intérêt de Guy Debord et, partant, pour l’homme qui en est, selon mes renseignements, le propriétaire. Nous voulons par conséquent lui permettre d’ajouter à sa gloire le financement de ce qui sera probablement le seul grand film de notre siècle. […]. »

« Tu as envie, Gérard, de mettre du fric dans ce film ? / – Ça ne me ressemblerait pas. / – Cela dit, ce serait une façon d’attirer Debord à Champ Libre. / – Tiens ! tu n’es pas contre ? / – Non. Ce serait un plus d’avoir les situs avec nous. On se doit de rassembler toutes les contestations radicales. / – Que me conseilles-tu ? De le voir, ce Voyer ? / – Certainement. À toi, ensuite de le truander pour pouvoir suivre en direct la négociation avec Debord. / – Je ne suis pas producteur, et je ne veux pas l’être. / – J’ai compris, mais pourquoi le leur dire ? Défausse-toi sur un autre producteur. / – C’est vrai, je pourrais peut-être l’aider à trouver un financement. Toi aussi, d’ailleurs. / – Pardon ? / – Ton ami Bizot, il est riche, il pourrait se lancer là-dedans, non ? / […] / – […] Et pour Voyer, c’est d’accord, organise le rendez-vous. À Champ Libre, hein, pas rue Marbeuf… […] »

 « Quand Voyer entra, Gérard, bien que prévenu, ne put réfréner un sourire qu’il se hâta de faire disparaître en lâchant un rond de fumée. / Rien dans la mise du mandataire de Debord n’avait changé. À croire qu’au retour de ses tournées de prospections, son patron le rangeait tout habillé sur un cintre dans une chambre stérile. / Les présentations faites, Lebovici se répandit en compliments sur l’I.S. et sa revue dont il osa se déclarer un fidèle lecteur. Puis sur Debord, “le plus moderne des modernes ”. Et ainsi de suite… / […] / “Guy Debord, arrêtez-moi si je me trompe, envisage d’adapter à l’écran sa Société du spectacle, continua Gérard. […] / – […] qu’attendez-vous de moi ? / – En un mot que vous produisiez le film. / – Mon cher monsieur, la société que je dirige n’est pas organisée pour produire des films, je le regrette souvent, mais c’est ainsi. En revanche, je peux vous aider à rassembler une partie des fonds nécessaires. […] / – […] ce que je vous propose, c’est de me donner carte blanche sur un mois, le temps pour moi de sonder divers intervenants. / – Un mois ! / – C’est court dans le cinéma. Parlez-en à Guy Debord. Je pense qu’il comprendra. À cet égard, il me serait agréable, et utile, de le rencontrer. / – Si c’est pour discuter du budget du film, ça se fera avec moi, puisque je dois en être le producteur délégué. […] »


Finalement, le film dut attendre. Et c’est le livre de Debord que Lebovici allait accepter de (re)publier — en toute illégalité puisque Buchet en possédait encore les droits — à la suite d’une rencontre décisive avec celui-ci.

« Voyer avait été chargé d’organiser notre entrevue. Sans qu’il le fût besoin de consulter Gérard, j’y avais tout de suite consenti, d’autant que, selon son homme d’affaires, Debord souhaitait nous entretenir de ses malheurs éditoriaux. J‘avais toutefois tenté d’en savoir plus. / De quoi s’agissait-il ? / D’un nouveau livre ? / […] Voyer refusa de m’éclairer. Nous avions été choisis par Debord, que nous fallait-il de plus ? »


Une fois dans la place Debord sut se montrer reconnaissant pour son émissaire qui devint, lui aussi, un auteur maison choyé avec son Reich mode d’emploi.

« Reich mode d’emploi était une folie que nous nous étions offerte sans nous inquiéter d’avoir à lui sacrifier les bénéfices du Journal d’un éducastreur. On ne chipote pas quand se présente, dans la morne répétition des tâches quotidiennes, l’occasion de se divertir en faisant, malgré tout œuvre utile et, n’ayons pas peur des mots, œuvre sublime ? Car en dehors de toute autre considération, le texte / affiche, que nous avait, courant août, soumis Voyer, était sans conteste un bel objet, pas facile à fabriquer mais, par là même, des plus excitants. / […] / Il est vrai qu’un dépliant de dix pages doublé d’une affiche (79 x 53,5) qu’agrémentaient quatre portraits (Hegel, Stendhal, Lautréamont et Reich), le tout inséré dans le rabat d’un porte-feuille (21,5 x 13,5), n’était pas une mince affaire. Le chois du papier, un vergé vert pomme teinté dans la masse, posait aussi un problème. Firmin-Didot, qui n’en possédait pas dans ses stocks, aurait dû en commander, mais en toute petite quantité compte tenu de nos besoins, d’où sa cherté et son incidence catastrophique sur le devis. Ce n’était pas tout. Nous souhaitions utiliser deux encres différentes pour l’impression, tête-de-nègre pour le dépliant et vert foncé pour l’affiche. Une coquetterie destinée à tromper le lecteur dès lors que, sur l’un ou l’autre support, le texte de Voyer ne variait pas d’un signe. / […] »

Après de nombreuses autres péripéties, le Reich mode d’emploi fut imprimé par Aubin.

« Dans la matinée du 5 novembre, quatre cents exemplaires du Reich mode d’emploi furent livrés rue des Beaux-Arts. Le service de presse, décalque de celui que Debord avait établit pour son livre, ne devait en consommer qu’une petite centaine, le reste de la livraison étant réservé à la vente militante. / […] / Au cours du déjeuner qui suivit, ce vendredi-là, Voyer, avec sa coutumière solennité, nous assura de sa “reconnaissance éternelle” et, dans le même mouvement, ne s’adressant quà Lebovici, l’intelligent mécène, il lui proposa, “afin de sceller notre entente”, que Champ Libre acceptât, “comme preuve de sa gratitude”, d’éditer le “grand livre de l’année1972”. / […] / […] il nous livra son secret : d’ici à l’été 72, l’Internationale situationniste allait imploser. […] / “Bien évidemment, nous précisa Voyer, ce n’est qu’une hypothèse que je vous saurais gré de ne pas colporter.” / Je souris. / Ce mec était fou. / Un de ces quatre, Debord le foutrait à la porte. À défaut de le faire enfermé. / Ou alors Debord l’utilisait pour nous faire passer un message… / Non. Absurde. / Voyer n’était pas de taille. / “En conséquence de quoi, Raspaud et moi avons pensé qu’il était temps de tirer un premier bilan de l’I.S. de 1956 à 1969… / […] / – Vous est-il possible de nous donner des détails sur votre projet ? / – Je peux vous donner son titre. Il est long mais explicite : L’Internationale situationniste, puis, en dessous, Protagonistes, Chronologie, Bibliographie. Plus, ne l’oublions pas, un Index des noms insultés. / […] »

« […] le 18 ou 19 novembre, Voyer, venu chercher son exemplaire du Meurtre du Christ, ouvrit son attaché-case et me fit cadeau — “à titre confidentiel puisque Debord ne l’a pas encore eue” — de sa Lettre aux citoyens du Fhar. / Pour l’avoir retrouvée, pliée en trois tel un prospectus, dans chacun des quatre exemplaires des deux éditions de La Société du spectacle que j’ai conservés, j’en déduis que cette Lettre rencontra par la suite l’approbation de son maitre. »

Guégan raconte évidemment l’histoire de façon malveillante et tout à son avantage ; mais il donne une assez bonne idée des relations Debord / Voyer à l’époque. Il trouve rétrospectivement que Voyer était un « fou » et que Debord ne tarderait pas à s’en débarrasser « [à] défaut de le faire enfermer ». Ironie de l’histoire c’est lui qui sera  foutu à la porte de Champ Libre — avec sa « fine équipe — et avant Voyer, c’est vrai — par Lebovici qui lui montrera par la même qui était le véritable propriétaire de la maison, et ce n’est pas Voyer qui sera enfermé mais le pauvre Raspaud son collègue de l’Institut de Préhistoire Contemporaine.


(À suivre)

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