mardi 3 janvier 2012

Une lecture alchimique d’In girum imus nocte et consumimur igni / 8

8. Da capo*

Il nous faut à présent, nous aussi, « boucler la boucle » en concluant par quelques considérations générales sur l’Œuvre debordienne. La première qui s’impose, malgré l’appréciation qu’il en fait lui-même à la fin : « Il faut donc admettre qu’il n’y aura pas de succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées. », c’est qu’il y a bien là un échec de « l’opération » ; et que cet échec est le sien puisque, aussi bien, il en a assuré et assumé seul la conduite : « J’admets, certes, être celui qui a choisi le moment et la direction de l’attaque, et donc je prends assurément sur moi la responsabilité de tout ce qui est arrivé. ». Même s’il prétend au début de son film que, de part la situation particulière qu’il occupe dans le cinéma — « mon existence même y reste une hypothèse généralement réfutée » —, il se trouve « placé au-dessus de toutes les lois du genre » ; et qu’ainsi, « comme le disait Swift, ce n’est pas une mince satisfaction pour [lui], que de présenter un ouvrage absolument au-dessus de toute critique”. » Pourtant, il ne faut pas voir là une prétention de la part de celui qui déclare par ailleurs qu’il est « complètement incapable d’imaginer ce qu[’il] aurai[t] pu faire d’autre, étant ce qu[’il est] » : c’est donc qu’il n’avait aucun mérite à faire ce qu’il devait faire nécessairement puisque, aussi bien, il ne pouvait rien faire d’autre. Si il n’y a « pas de succès ou d’échec », ce n’est que parce qu’une telle « opération » ne peut être juger que par et dans une pratique, forcément hasardeuse, et par celui qui l’aura mise en œuvre sans jamais pouvoir être assuré du résultat — « il faut payer pour voir » ; mais le résultat ne se montre qu’à la fin — ; et qu’elle sera donc toujours à reprendre depuis le début et par d’autres qui voudront bien s’engager dans la même voie et qui pourront alors parler en connaissance de cause.

On sait que les alchimistes ont volontairement dispersé leur science ; et que les différentes phases de l’Œuvre ne sont jamais données dans l’ordre : il appartient à l’Adepte de le reconstituer. Cependant, certains alchimistes se sont montrés plus retors que d’autres dans leur manière de communiquer leur savoir. Ils sont qualifiés d’envieux ; Dom Pernety, que l’on a toujours profit à consulter, précise : « C’est un reproche que les Philosophes se font les uns aux autres sur le style énigmatique, les sophistications et les allégories qu’ils ont répandues dans leurs livres pour tromper les ignorants. Ce terme doit s’entendre dans le sens que l’on dit, un homme est jaloux de son secret, il le tient caché. » D’autres, qui ont plus à cœur de faciliter la tâche du débutant sont dits charitables. Debord, à n’en pas douter, est à classer dans la première catégorie pour ce qu’il a manifestement pris un malin plaisir à brouiller les pistes. Pour preuve, le fameux palindrome-titre de son film dont il prétend avoir oublié où il l’a trouvé ; ce qui est difficile à croire venant de quelqu’un qui mettait un soin extrême à tout archiver.

Pour en revenir plus généralement à la lecture alchimique d’In girum que nous proposons, on reconnaîtra que l’Œuvre de Debord s’apparente à ce que l’on pourrait nommer une alchimie noire** tant l’accent y est mis sur le négatif. C’est une opération qui ne sort pas de la nuit mélancolique : la nigredo, où elle reste enfermée ; et où elle tourne en rond, cherchant en vain son passage. Elle est manifestement marquée du signe de l’inflation orgueilleuse qui contribue à obscurcir encore un peu plus le sujet. L’échec était donc l’aboutissement logique d’une telle démarche. Rien — ni personne — n’a pu la rendre meilleure.

Pourtant ce passage a été passionnément recherché par Debord ; et c’est cette Quête passionnée, quand bien même elle ne pouvait aboutir qui, d’une certaine manière, le sauve ; parce qu’il est vrai qu’assurément qu’il n’aura travaillé à rien d’autre. Il faut se souvenir de la fin d’In girum où : Passées les dernières maisons du canal, on débouche sur une grande étendue d’eau vide. Un peu avant, le commentaire en voix-off dit : « De toute façon, on traverse une époque comme on passe la pointe de la Dogana, c’est-à-dire plutôt vite. […] Mais déjà nous doublons ce cap, et nous le laissons après nous, et nous avançons dans des eaux inconnues. » On peut noter que c’est sur cette pointe qu’est située l’église de la Salute ; qui, de ce fait, se trouve être aussi la punta della Salute, après le passage de laquelle il n’y a effectivement « ni retour ni réconciliation » possible parce que la Sagesse*** n’est pas venue. Ces « eaux inconnues » annoncent la « grande étendue d’eau vide » sur laquelle se conclut le film et sur lesquelles s’inscrit : « À reprendre depuis le début. »

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* La fin et le début de Finnegans Wake :

> « […] End here. Us then. Finn again ! Take. Bussoftlhee, mememormee ! Till thousendsthee. Lps. The keys to, Given ! A way a lone al ast a loved a long the » >
« riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodious vicus of recirculation back to Howth Castle ans Environs. / […] » >

> « […] Ci la fin. Comme avant. Finn renaît ! Une mouette. Prends. Hâte-toi, emmemémore-moi ! Jusqu’à ce que mille fois tes. Lèvres. Clefs de. Données ! Au large vire et tiens bon lof’ pour lof’ la barque au l’onde de l’ » > « erre-revie, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en rêverie, nous recourante via Vico per chaise percée de recirculation vers Howth Caste et Environs. / […] » >


** La longue citation qui suit nous paraît être particulièrement en phase avec notre sujet :

« Inaugurant un âge déchiré entre deux types de temporalités, le mythe de Prométhée — et plus encore l’esprit prométhéen — permet d’ores et déjà de considérer que la référence à une alchimie négative entraînant l’Occident dans une rétrogradation de l’or vers le plomb n’est pas une simple métaphore, tout aussi facile que peut l’être l’assimilation de toute transformation à une transmutation. […] C’est que la conscience d’une telle « alchimie » inversée n’apparaît pas […] comme l’expression isolée de sensibilités maladivement dépressives ou irréductiblement nostalgiques d’un passé collectif ou individuel révolu […]. [U]ne responsabilité semble se faire jour — mais à l’endroit de la culture cette fois-ci — chez la plupart des « hommes d’œuvres » confrontés à la lourdeur pour ainsi dire plombée du temps d’Occident qui, loin d’être porteur comme l’affirme le prométhéisme, leur paraît au contraire stagnent ou déclinant : notre époque, disait O.V. Milosz, “correspond dans l’évolution de la pensée et de la sensibilité chrétienne à la phase la plus lugubre de la nuit, celle qui précède la première lueur de l’aube (…) la dissolution de la matière traverse un phase semblable : les alchimistes la nommaient Tête de Corbeau. Il sera beaucoup pardonné à ceux qui ont exploré les catacombes du temps.” / […] Il ne saurait donc être question d’associer simplement alchimie négative et crise des valeurs européennes ou crise de la raison occidentale, puisqu’il faut que cette entropie soit vécue comme nigredo d’un monde en décomposition pour qu’on ait affaire là à une « alchimie ». […] / Vécue au plan historique comme régression de la conscience vers le plomb (Kali Yuga) cette alchimie inversée trouve néanmoins sa place dans une hiérohistoire dont la logique, inspirée de la cyclologie indienne, n’est pas sans rappeler celle de Hegel. Mais en dehors même d’une vision si « emphatique » de l’Histoire, si l’on admet en effet qu’aucune transmutation ne peut survenir tant que le temps usé n’est pas lui-même épuisé, les stratégies plus ou moins clairement vécues comme « alchimie » peuvent alors varier : accélérer le processus entropique déjà engagé afin de hâter le renouveau ou s’abîmer au plus tôt dans l’extase désillusionnée d’une irrémissible caducité ? […] / Il ne suffit donc pas de constater que “l’univers s’en va vers sa nuit”, ou que l’Occident semble affecté d’une forme de déclin détonnant avec les certitudes prométhéennes pour que cette ténébreuse traversée puisse être inscrite dans une temporalité qui soit celle d’une Œuvre ; car c’est au sein même de cette nigredo occidentale qu’il faut aller s’enquérir des germes d’une Aurore qui ne soit ni un lieu commun re-naissant, ni l’équivalent supposé ésotérique des lendemains chantants de toute idéologie prométhéenne ou faustienne. »

Françoise Bonardel, Philosophie de l’Alchimie, Grand Œuvre et modernité, Puf Questions.


*** La proposition conclusive d’In girum : « La sagesse ne viendra jamais. » peut évidemment se lire comme : Je ne serai jamais raisonnable. Du point de vue de l’alchimie, qui nous concerne ici, il y a entre l’Artiste et la Sagesse une relation étroite et nécessaire : l’accomplissement de l’Œuvre implique que celui-ci habite la demeure de la Sagesse — ou qu’il soit habité par la Sagesse ; ce qui revient au même.


(À suivre)

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