dimanche 3 juin 2012

Commentaires sur In girum / 5


Cette reconstruction Debord l’a nommée : détournement. Mais un détournement c’est aussi un vol — il s’est d’ailleurs flatté d’avoir volé les extraits de films qu’il a utilisé dans In girum. (On notera aussi, incidemment, que le prisonnier qui s’évade en rêve dans Juliette ou la clef des songes a été condamné pour un vol commis par amour.) Comme le note Boris Donné, « […] loin de tout réinventer, Debord s’approprie volontiers les formulations les mieux frappés et les plus frappantes des œuvres littéraires et philosophiques d’un passé qu’il n’a garde d’oublier […] » ; et un autre commentateur faisait remarquer que si « les situationnistes voulaient être “les partisans de l’oubli” (IS, 2/4) ; ils pouvaient difficilement prévoir que le spectacle lui-même se ferait le porteur de l’oubli de tout passé historique »* — et pourtant. Comme le dit encore Donné : « Cette insistante apologie de l’oubli paraît être l’effet d’une posture idéologique plutôt que d’une “passion” véritable. »** ; et cette posture est double : elle regarde de deux côtés à la fois : « D’un côté la nostalgie des villes anciennes et des sociétés traditionnelles ; de l’autre la fascination pour le potentiel émancipateur des sciences et de l’industrie : le mouvement situationniste apparaît comme une sorte de Janus bifrons, tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. […] »***

On peut difficilement courir deux lièvres à la fois — surtout quand ils vont dans des directions diamétralement opposées. On pourrait dire aussi, en usant d’une autre métaphore, que l’I.S. a misé sur le mauvais cheval en pariant qu’il était possible de gagner dans une course au changement qui a tout emporté sur son passage — l’I.S. y compris. Quelque peu dégrisé, Debord dira, plus lucidement, à la fin d’In girum : « Nous étions nous-mêmes, plus que personne, les gens du changement, dans un temps changeant. Les propriétaires de la société étaient obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui était l’inverse du nôtre. Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. » On sait ce qu’il arrivât.

On a dans In girum l’exemple parfait de cette reconstruction sélective opérée à partir de fragments divers qui une fois réorganisés se présentent comme l’histoire du sujet lui-même qui raconte l’histoire — mais aussi qui raconte des histoires. Il faut revenir sur Juliette ou la clef des songes. Ce film a été présenté à Canne en 1951, l’année même où le jeune Debord rencontrait Isou qui venait y présenter son propre film : Traité de bave et d’éternité qui allait décider de son avenir. C’est plus qu’une simple coïncidence.

Dans le film de Carné, on peut entendre la réplique suivante, adressée au prisonnier qui s’est évadé au pays de l’oubli, par Barbe Bleu dans le château duquel il vient de s’introduire et à qui il fait les honneurs de sa bibliothèque : « Vous admirez mes livres ; ils vous étonnent sans doute, il y a de quoi. Je possède tous les volumes d’histoire qui ont été écrit dans le monde. Mais vous êtes inculte, peut-être ? Moi, j’ai tout lu, vous m’entendez ? Tout ! Je lis, je relis, je compulse, je déchiffre, je cherche… Je cherche, je cherche ; et je trouverai ! Il y a des aventures admirables ; mais où est la mienne ? Oui, tel que vous me voyez, j’ai joué un grand rôle dans l’histoire, un très grand rôle même ; mais lequel ? Toute la question est là. Ai-je été un vainqueur, un despote, un tyran, un saint ? Qui m’aidera à dissiper ces ténèbres ? Hélas, personne ne m’aide, personne. »

Il est difficile de savoir si Debord a vu le film de Carné à Canne en même temps que celui d’Isou ; ce qui est certain, c’est qu’il l’a vu, à Paris, sans doute en 1952, avec Michèle Bernstein ; et que le passage cité précédemment n’a pu que frapper le jeune révolté qu’il était.


__________________

* Anselme Jappe, Guy Debord, Denoël.

** Boris Donné, Pour Mémoires, Allia.

*** Parick Marcolini, Le Mouvement situationniste, L’échappée.


(À suivre)

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