mardi 3 décembre 2013

Lectures – Confession de Guy Debord / 6



Restons avec Tapie qui vient d’apparaître (et qui n’en fini d’ailleurs pas de revenir). Nous avions vu dans l’épisode 2, Debord ironiser sur l’esclandre provoqué par Atlas à la télévision face à un Tapie qu’il accusait de plagiat ; et se sentir « flatté » d’un lapsus de celui-ci affirmant qu’il pourrait bien, lui aussi, être « assassiné en direct » — comme il avait l’air de penser que Debord l’avait effectivement été. Le spectre debordien s’identifie alors pleinement à Tapie : « Nanard et moi-même fûmes deux acteurs essentiels de ce renversement pyramidal ayant vu les plus hautes éminences causer comme au bistrot, quand l’alcoolique mauvais génie des bas-fonds s’exprimait dans le langage du cardinal de Retz. De sorte que la subjectivisation radicale d’une révolution placée sous le signe du triomphe des Conseils ouvriers, se muerait en subjectivisation radicale des conseils d’administration… »

Revenant avec la lucidité d’outre-tombe sur ses errements passés Debord déclare : « N’est-il pas stupéfiant que mon ouvrage majeur, tenu par l’élite intellectuelle pour un bible sans égale de théorie politique et sociale, éclairant l’histoire humaine sous le double prisme d’une révélation de toutes les formes de pouvoir et d’aliénation, comme d’une anticipation de son devenir, n’énonce pas une seule fois le mot ESCLAVAGE ? Encore dans sa troisième édition – Gallimard 1992 – puis-je me permettre de réitérer des forfanteries sur son caractère imperfectible et définitif : “Une telle théorie critique n’a pas à être changée aussi longtemps que n’auront pas été détruites les conditions générales de la longue période  de l’histoire  que cette théorie aura été la première à définir avec exactitude”. L’explication d’une telle extravagance est simple : ceux de mes lecteurs ayant droit à la parole – donc, bourgeois – partagent tous l’a priori constitutif de ce livre, se présentant comme une arme du prolétariat quand il est conçu de l’exclusif point de vue de la classe qui détient “la propriété privée de l’histoire” (thèse 132), “la liberté du jeu temporel irréversible” (140) et “la jouissance du passage de temps” (139). »

Et le spectre de poursuivre par un plaidoyer pro domo adressé à Atlas : « Pour ma défense, il faudrait d’abord invoquer un fait majeur : jamais, de toute mon existence, il ne m’est arrivé de me retrouver seul, sans aide, en situation d’inconfort matériel, perdu dans une grande ville inconnue, comme le sont des milliards de gueux déracinés dans le monde par l’effet du capitalisme, alors qu’il me fallait assumer la mission d’être leur général stratège éclairant de son génie la totalité du mouvement de l’histoire. N’est-ce pas une circonstance atténuante ? Si cet argument ne te convainc pas, considère que le prolétariat fut bien la cible de mes sarcasmes, lesquels visaient à provoquer son réveil salutaire. Les vrais damnés de la misère – dont je n’avais trop cure – laissés de côté, toute la charge de ma critique devait en effet porter sur les classes moyennes du salariat. N’était-il pas aisé de railler leurs mœurs d’accédants à un modeste statut de propriétaires, quand l’ère des managers tenait encore en bride la voracité des actionnaires ? Mon offensive au service de ceux-ci – dont la dictature ne serait ensuite qu’une bagatelle à renverser – ne pouvait être efficace qu’en simulant le point de vue des authentiques prolétaires. Bien sûr, il fallait appliquer à ce jeu quelque astuce. Feintes, ruses, trompe-l’œil, double et triple langage : ainsi que l’avait décrété Goebbels à propos du mensonge politique, je n’ignorais pas combien s’imposait le bluff en matière esthétique : “Tous les arts sont des jeux vulgaires qui ne changent rien !” »

Mais dans une Confession, on se doit d’être totalement véridique : « Lorsque je pérore dans mon film In girum…, à partir de la formule – exclusif secret des gouvernants : “Rien n’est vrai ; tout est permis.”, pour vanter “l’intraitable pègre ; le sel de la terre ; des gens bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat”, sans doute vais-je déjà fort loin dans une manière de confession anticipée. Quels états-majors des armées occidentales en Orient ont-ils eu la hardiesse de pareille franchise ? »

Alors, le spectre se laisse aller : « En sous-titre de ma propre image [dans La Société du spectacle] – avant la récupération d’une scène de très haut charme poétique dans un bar de Shanghaï Gestures – défilent ces mots empruntés à Richard III : “Ainsi, puisque je ne puis être l’amoureux qui séduirait ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à y être le méchant, et le trouble-fête de ces jours frivoles.” Tout n’est-il pas dit ? Toi-même, dans un texte intitulé Hypnocratie, juste avant l’élection présidentielle de 2007, n’avais-tu pas évoqué ce Richard III pour faire un rapprochement entre moi et Nicolas Sarkozy ? Négation absolue, sinistre total, refus des médiations… Si la psychanalyse n’envisage l’inconscient que dans ses plus intimes dimensions – lesquelles s’expriment ici sans conteste – il reste à explorer bien des zones psychiques où se tapit un refoulement social : ce que l’art et la littérature nous révèlent. Pourquoi donc en moi le bourgeois d’origine, ruiné, n’aurait-il pas eu droit à quelque revanche éclatante sur la société ? Grâce à nos explosifs ayant pulvérisés ce qui, dans la bonne vieille morale, agissait depuis des siècles comme un Surmoi pour condamner la canaillerie des chenapans sans foi ni loi, par un dynamitage astucieux du psychisme collectif furent inversées les normes qui avaient régi des superstructures dont fondements devaient s’écrouler. C’est ainsi que l’on peut s’élever dans une hiérarchie négative où l’on a tôt fait d’être béatifié, voire canonisé. N’est-il pas plaisant de voir, une fois désagrégé, comme le socle rhétorique sur lequel je m’étais juché pour surplomber mes adversaires – à savoir des nécessités révolutionnaires universelles –, mes sacristains continuent d’en feindre l’existence afin de perpétuer leurs dévotion à ma statue, qui ne lévite plus que par la seule puissance de leurs fantasmes ? »


(À suivre)

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