mardi 23 août 2011

Lecture 7 - Le temps pour rien


Ce n’est pas pour rien qu’il existe tant de bistrots dans Paris […]. Ce n’est pas tellement pour boire que tant de gens y sont tout le temps fourrés. C’est pour se rencontrer, se réunir, se rassembler — se rassurer. Oui, se rassurer : les gens s’emmerdent tout le temps, et ils ont la trouille, la trouille de la solitude et de l’ennui. Et puis ils portent tous dans leur au-dedans leur bonne petite trouille-maison : la peur de la mort, tous autant je m’enfoutistes qu’ils aient l’air. Pour ne pas y penser ils feraient n’importe quoi. N’oublie pas que c’est avec cette trouille-là qu’on a bâti tous les temples et toutes les églises. Alors dans les villes comme celle-ci où quarante races se mélangent, tout le monde découvre toujours quelque chose à se dire. Mais voilà ce qu’il faut que tu saches : quand tu te trouves dans un troquet, que tu as décidé d’y revenir souvent, d’y rencontrer tes potes, si tu veux t’y tenir à l’aise et ne pas trouver au mauvais moment de cailloux dans l’engrenage, colle-toi dans un coinsteau, fais ta correspondance, lis, tâche de casser la croûte sur place et observe ce qui se passe pendant une grande journaille. Au moins deux fois dans le jour, et trois fois si ton bouchon est ouvert la nuit, il y a un moment du « temps pour rien ». C’est tout les jours à la même heure et à la même minute ; mais ça change suivant les endroits. Les gens parlent, ils se racontent leurs trucs, ils trinquent, et, paf ! la seconde de silence, où tout le monde reste immobile, le verre en l’air et les yeux arrêtés. Tout de suite après le boucan remet ça ; mais ta seconde où rien n’arrive, elle peut durer des cinq, des dix minutes. Et pendant ce temps-là, dehors et partout ailleurs, la vie, la vie des autres continue plus vite, beaucoup plus vite, comme une avalanche. Si tu es prévenu et que tu profites de ce moment-là pour ne pas lâcher les pédales et dire ton mot, tu es sûr d’être écouté, et même obéi si c’est nécessaire. Tu verras : fais-en l’expérience. / C’est absolument vrai.

Jacques Yonnet, Rue des Maléfices.

[Il faudrait évidemment mettre un sérieux bémol à l’acquiescement de Jacques Yonnet aux propos que lui tient Danse-toujours, si on voulait les rapporter à l’époque présente : L’Assassinat de Paris n’a pas épargné les bistrots ; et on aurait du mal à trouver, à Paris — ou bien ailleurs —, des endroits où tenter l’expérience dont il est question.]

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