jeudi 11 août 2011

Entretiens avec le Professeur X (Exercice de style) – Épisode 6

5.


J’avais prévu, pour cette fois, une sortie ciné-club. On passait Les Visiteurs du soir à L’Odyssée, qui était certainement un film à voir ou (et) à revoir. Ce cinéma avait la particularité de posséder un bar depuis lequel on pouvait assister à la projection tout en buvant. Mais ce n’était pas pour cela que je l’avais choisi. Outre le film qui était en soi une raison suffisante de se déplacer, c’était un des rares cinémas de la ville, si ce n’est le seul, à conserver une salle « à l’ancienne » avec un avant-film, les bandes-annonces, entracte : mikos, chocolats glacés etc. et, enfin, projection du grand film. Nostalgie. Cela me rappelait l’adolescence, les séances du dimanche après-midi, les premiers émois amoureux avec de petites garces déjà bien désalées : becotage, pelotage et compagnie. Et comme il était exclu de boire pendant le film puisque nous assisterions à la séance depuis la salle, j’avais prévu un après-midi bistrot. Je lui avais donné rendez-vous au Café Atlantico, un petit bar installé dans une péniche, sur les quais. L’endroit était petit mais chaleureux ; et la clientèle mélangée plutôt jeune et ââârtiste, comme il se doit. J’y avais aussi mes (mauvaises) habitudes. J’y passais quasi quotidiennement, en fin d’après-midi. Pour cette fois, j’avais avancé l’heure. Je lui avais dit : deux heures ; elle fut presque ponctuelle. Elle s’était glissée, pour l’occasion, dans un pantalon imitation-peau-de-serpent qui lui allait comme un gant. Elle portait aussi un bustier très ajusté qui lui moulait la poitrine laissant aux tétons libérés de la contrainte des bonnets du soutien-gorge qui les tenaient habituellement captifs, tout le loisir de s’exprimer librement. Elle vint se blottir tout contre moi sur l’étroite banquette bleue où j’étais installé, face à la rivière. Était-ce le contexte, ou une humeur juvénile qui refaisait surface, on ne sait pourquoi ; mais je trouvais qu’elle ressemblait à une gamine qui sèche les cours pour venir se dévergonder. Je l’embrassai tendrement. Elle souriait, radieuse.

– Quel est le programme aujourd’hui ? demanda-t-elle.
– Récréation, dis-je. Nous allons profiter de ce début d’après-midi clément pour nous promener. Je te ferai visiter la ville — et quelques bistrots. Puis nous passerons à la partie culturelle : une séance de « vrai » cinéma dans une « véritable » salle. Nous irons voir ce film « merveilleux » : Les Visiteurs du soir. Q’en penses-tu ?
– J’ai dû le voir il y a longtemps. C’est un film de Carné, n’est-ce pas ? Avec Arletty et Alain Cuny.
– Tout à fait. Je l’ai vu de nombreuses fois. Je peux t’en réciter presque tout le dialogue et même t’en chanter les chansons.

Je me mis à chantonner : « Tristes enfants perdus, nous errons dans la nuit… Notre jeunesse est morte et nos amours aussi. » ; et : « Le tendre et dangereux visage de l’amour m’est apparu un soir après un trop long jour… »

– J’avais oublié les chansons, dit-elle.
– C’est dommage. Raison de plus pour ne pas rater la séance de 18 heures.

Nous bûmes une ou deux bières ; puis je l’emmenai par les quais, doucement vers Les Douze apôtres. Nous nous installâmes à la terrasse. Je commandai deux Pils. Nous étions silencieux, à regarder passer les touristes qui convergeaient en rangs serrés vers la cathédrale. Elle me demanda à brûle-pourpoint, alors que mon esprit vagabondait et que mon regard restait accroché aux fesses de quelque jolie fille de passage.

– Nos « entretiens » vont se terminer bientôt ?
– J’en ai peur, lui dis-je.
Elle fit la moue.
– Les meilleures choses aussi doivent avoir une fin ; ce n’est pas à vous — j’avais repris le voussoiement — que je vais l’apprendre.
Vous avez raison, répondit-elle. Il est plus sage d’en rester là.
– N’allez pas si vite, lui dis-je, cette « interview » n’est pas encore tout à fait arrivée à son terme. Il nous reste encore deux séances — en comptant celle d’aujourd’hui qui, de plus est, compte double puisque c’est aussi une séance de cinéma.

Je réglai les consommations et comme il était encore tôt, je décidai de l’emmener au Bar de l’Opéra que je ne fréquentais pas d’habitude. C’était le rendez-vous chic de l’intelligentsia : théâtre, danse et, évidemment : opéra ; parmi lesquels des universitaires qui recevaient leur étudiantes dans ce décors choisi pour faire tourner les jeunes têtes. On y rencontrait aussi de belles Sépharades (effrontées), décorées en toute saison comme des arbres de Noël, qui venaient là pour se faire remarquer — et accessoirement se faire baiser. La salle était très « classe » avec son plafond de quatre mètres, ses ors et ses banquettes au rouge passé. Nous prîmes place en face d’une immense toile peinte, une reproduction partielle du Concert d’orphelines de Francesco Guardi. Je commandai deux Météor pression. Elle se colla derechef contre moi. Cette atmosphère très boudoir incitait incontestablement à la philosophie. Elle avait glissé son bras droit autour de mon cou et de sa main gauche elle me triturait les couilles tout en me becquetant comme un petit moineau. Ne voulant pas être en reste, je glissai ma main entre ses cuisses et lui pressai la motte à travers le pantalon. Mais l’endroit n’était guère favorable à ce genre d’exercice. Nous en restâmes donc là.

Il restait encore une heure à tuer avant le début de la séance. Je la conduisis dans une brasserie branchée, proche du cinéma, qui avait l’avantage de l’espace et d’un éclairage minimaliste. Sur fond de musique techno, nous donnâmes libre cours au badinage libertin que nous n’avions fait qu’esquisser précédemment, tout en restant dans la limite de l’incorrection qu’autorisait un tel établissement destiné, malgré tout, plus à ceux qui aiment lever le coude que la jambe en l’air.

Le moment venu, nous nous sommes dirigés gentiment, main dans la main, vers L’Odyssée. La séance de 18 heures, un jour de semaine, même avec un film tel que celui que nous venions voir, tenait plus de la projection privée que de la manifestation de masse. Ainsi fûmes-nous tout à fait tranquilles, au dernier rang, loin des rares spectateurs venus voir ce qu’il est convenu d’appeler « un classique » ; et qui, de toute façon, reste un chef-d’œuvre cinématographique incontestable.

Il y eut d’abord un court-métrage que nous ne vîmes pas. Nous avions de quoi nous distraire plus agréablement. À peine les lumières se furent-elles éteintes que ma belle amie dégageait ma bite de son logement. Elle me branlait doucement pendant que j’introduisais lentement mes doigts dans la vulve qu’elle m’avait découverte largement en faisant glisser doucement son pantalon pour une mue partielle — mais largement suffisante. Les petites lèvres s’écartèrent d’elles-mêmes ; j’enfonçai les quatre doigts réunis de ma main droite plus profondément dans le vagin, en même temps que le pouce branlait le clitoris. Elle se trémoussait avec délice dans son fauteuil, activant la manuellisation de mon manche ; et quand elle vit que j’étais sur le point de jouir, elle substitua, en un clin d’œil sa bouche à la main ; et j’éjaculai coup sur coup de longs traits de foutre brûlant qui ne lui restèrent pas en travers de la gorge.

Le court-métrage se terminait que nous n’avions pas vu — et pour cause ! — passer. Elle se rajusta ; et je fis de même. À l’entracte nous gagnâmes le bar prendre quelques rafraîchissements bien mérités. Puis nous nous réinstallâmes au fond de notre grand boudoir panoramique pour les bandes-annonces : Lulu, de Pabst ; Pépé le Moko avec un Gabin sublime à la « dérive » dans la casbah d’Alger ; que du premier choix. — Et le « grand » film commença. C’était comme un bel album illustré qu’on offre aux enfants sages — et aux bons petits diables — et qu’ils ne se lassent plus de reparcourir tant la richesse des images en paraît inépuisable. « Or donc, en ce joli mois de mai… Messire le Diable dépêcha sur terre deux de ses créatures afin de désespérer les humains… » Elle se blottit contre moi. Je passai mon bras autour de ses épaules nues. Nous regardions, subjugués, l’arrivée des Visiteurs au château du baron Hugues ; la chevauchée hiératique de Gilles et Dominique qui avaient véritablement la beauté du Diable et nombre de ses pouvoirs, qu’il leur avait délégués ; dont nous éprouvions nous aussi l’efficace, les yeux rivés sur l’écran, emportés dans la fantasmagorie ; au point que nos mains songeaient à peine à s’égarer et que nos lèvres, rarement, se joignaient. J’étais Gilles et Dominique à la fois — et sans doute était-elle Dominique et Gilles — ; une seule âme dans deux corps : jumeaux androgynes liés par le pacte infrangible du sang. Et l’histoire nous emmenait inexorablement vers sa fin destinale sans que nous ayons vu passer le temps qui devait s’être suspendu comme dans le film au moment où, sur un accord de luth, Dominique croisant ses jambes aux cuisses dénudées, l’arrêtait pour aller remplir son office diabolique.

Les lumières se rallumèrent. Nous sortîmes comme deux somnambules. Dehors encore, ce sentiment d’étrangeté au monde qui nous saisit parfois à l’improviste, l’espace d’un instant, avait du mal à s’effacer.

Je lui dis :
– Voilà, c’est fini — c’est du film, dont je parlais

Je pensai que le lendemain nous allions nous voir pour la dernière fois. Je fixai donc l’ultime représentation de cette variation libre sur un thème éternel, qui nous avait occupé agréablement ces quelques jours, le final où tous les instruments réunis sous la baguette experte du chef d’orchestre convergent de concert pour l’apothéose.


(À suivre)

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