samedi 20 août 2011

Entretiens avec le Professeur X (Exercice de style) – Épilogue

L’été finissait. Les touristes disparaissaient peu à peu. Ce n’était malheureusement qu’un phénomène saisonnier : comme la chute des feuilles. — « Les générations des hommes sont comme celles des feuilles » a dit le poète de Chios ; mais peut-on véritablement considérer le « touriste » comme un homme ? Comment Stendhal pourrait-il se reconnaître dans la triste réalité que recouvre aujourd’hui ce mot de : « touriste », dont il fut le promoteur dans la langue française ?

Son petit canular avait fait long feu. Malgré un début plutôt prometteur. Il l’avait laissé mourir. Le cœur n’y était plus. Il n’avait plus la tête à ça. Toute cette histoire lui paraissait absurde à présent. Stupide à mourir.

Septembre était arrivé qui avançait inexorablement. Bientôt l’automne serait là —  et la pluie.

Il se rappelait l’arrivée sur l’île en pleine nuit. Le sentier escarpé zigzaguant dangereusement le long de la falaise noire où il fallait se garder des ânes qui redescendaient en trombe, délestés de leur charge ; pendant que d’autres remontaient une dernière fois, sous la trique, chargés des bagages des derniers touristes.
Et dans l’obscurité, de cette bête exténuée, immobile, la tête contre la paroi rocheuse, que même les coups qui la marquaient du rouge de l’infamie humaine n’avaient pu contraindre à bouger ; et qu’on avait laissée là après l’avoir déharnachée.
Il avait pensé à Nietzsche, à Turin, lorsque sortant de chez lui, il aperçut, à la station des fiacres de la piazza Carlo-Alberto, un vieux cheval que son cocher martyrisait ; et qu’il lui avait sauté au cou en pleurant, dans un élan de pure compassion — avant de s’effondrer.

Il était passé devant la souffrance de l’animal sans rien dire. D’ailleurs, il n’y avait rien à dire — et n’y avait rien à faire non plus.

Lorsque plus tard, avant de s’endormir, il s’était remémoré la scène, il lui parut que la réminiscence qu’elle avait occasionnée était de mauvais augure. Elle avait réveillé en lui une sourde angoisse qui, lorsqu’elle refaisait surface, n’annonçait rien de bon.
Il dormit mal.

Les jours passaient et repassaient. Et tournaient à vide sur la bobine du temps perdu. Il savait bien qu’il lui fallait prendre une décision ; mais il en était incapable. Il ne restait qu’à attendre, pour voir. Voir venir — et mourir ? Pourquoi pas ? De toute manière il fallait payer pour voir — tout le problème était de savoir : quel prix exactement était-on prêt à accepter de payer ?

Il occupait son temps comme un touriste ordinaire, à visiter consciencieusement l’île qu’il connaissait pourtant. Il s’oubliait. Petit à petit, il s’effaçait. Bientôt il aurait cessé d’exister. Mais les choses n’étaient pas si simples. Comme dans une équation différentielle la valeur qui va en diminuant ne disparaît qu’à la limite. Il tendait seulement à disparaître. Ainsi, la courbe descendante de sa vie se prolongeait-elle indéfiniment — tant que les Moires continuaient d’en tirer le fil.
Lui appartenait-il de le trancher ?

Ce matin-là, il se réveilla avec la tête au carré — parle à mon cul etc. : il connaissait la chanson — ; il avait dû forcer sur le vin résiné, comme d’habitude, la veille au Vulcano, en suivant le soleil dans la fin de sa course, avant qu’il ne s’engloutisse dans les flots et embarque pour le long voyage nocturne au pays des Morts.

À l’Atlantis Bar, il commanda une bière glacée pour se remettre les idées en place. Il buvait à grandes gorgées en regardant distraitement les images qui glissaient silencieusement sur l’écran du téléviseur perché à l’autre bout de la salle, quand des éclats de voix, et une agitation soudaine qui semblait avoir un rapport direct avec le programme télévisé, le sortirent de sa torpeur.

On avait monté le son Les consommateurs s’étaient rassemblés autour du poste où se déroulait un spectacle hallucinant. La scène se passait de toute évidence à New York. Sur le fond bleu du ciel se découpaient les tours orgueilleuses du World Trade Center dont l’une, en proie aux flammes, vomissait un torrent de fumée pendant que, surgissant du bord de l’écran, un avion se dirigeait droit sur l’autre et s’y enfonçait. Il s’était approché, incrédule. Les tours jumelles flambaient à présent de concert comme des torchères, obscurcissant le ciel d’un nuage de cendres funèbres qui évoquaient irrésistiblement, pour lui, l’image d’une éruption volcanique

Pris de vertige, il se passa la main sur le visage et sortit en titubant. Dehors tout avait l’air normal : le calme régnait sur la caldeira.
C’était bien à New Balylon que l’Apocalypse venait de commencer, en « direct live », pour la télévision.

Il réintégra la salle du café où les conversations allaient bon train. Il commanda une seconde bière qu’il descendit cul sec.

Il s’agissait d’un attentat ; nul doute n’était permis. Mais par delà l’acte hyperréaliste, aussi improbable fut-il — « beau comme la rencontre fortuite de… etc. » —, c’est au signe qu’il fallait s’attacher, il en était persuadé ; un signe qui était aussi un chiffre : celui le la Bête peut-être bien. Il se rappela le songe de Nabuchodonosor. Quel Daniel serait capable d’interpréter véritablement celui-ci ? D’ailleurs ce n’était pas un rêve. Cela avait tout du cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller pour la simple raison qu’on ne dort pas : on appelle ça la réalité.

En proie à une grande agitation, il se précipita vers la Poste où, dans un état second, il rédigea un message destiné à son éditeur auquel il n’avait plus donné signe de vie depuis la mystification sicilienne et qu’il dépêcha par la voie électronique, à la vitesse de la lumière.

Le Grand Serpent Satan s’est mordu la queue.
La Grande Boucle est bouclée.

Apocalypse Now !


Puis, il retourna à l’Atlantis où les clients continuaient à suivre et à commenter l’événement.

Il avait décidé de payer une tournée générale. Quelques bouteilles de Lacrima Christi s’imposaient manifestement ; mais c’était sur les pentes d’un autre volcan que les larmes du Sauveur avaient coulé. Il se contenta donc d’un cru local — excellent au demeurant.

Devant l’assistance perplexe à qui on avait servi généreusement le vin qu’il avait commandé, il prononça un bref discours où il appelait avec lyrisme à se préparer pour l’Armageddon ; puis après avoir porté un toast au Nouveau Monde, il disparut, laissant les clients médusés qui n’avaient pas dû comprendre grand chose à ce qu’il venait de raconter ; et qui, à n’en pas douter, devaient le prendre pour un illuminé.

Il resta quelque temps à son hôtel à boire devant le poste de télévision. Les tours avaient fini par s’effondrer. Décombres et ténèbres : « … regarde et voit passer les ténèbres, ténèbres et lumières… » Mais il n’y avait plus rien à voir. Alors, les mêmes images repassaient en boucle. Ad nauseam.

Dans le courant de l’après-midi, il décida de se secouer. Après avoir pris une douche froide, il entreprit de monter jusqu’au village fortifié de Pyrgos justement nommé — et renommé pour son panorama.

Le regard embué il parcourait fiévreusement l’horizon brouillé de cette fin de journée automnale où un soleil pâle achevait de mourir, attablé devant un dernier verre — encore un — comme s’il avait cherché à lire quelque chose dans le ciel impénétrable — qu’il n’arrivait pas à trouver.

C’est alors que, contre toute attente, il vit, au point culminant de l’île, dans une trouée qui faisait comme un puits de lumière où le regard s’abîmait, le monastère du prophète Elias, dans un éclair qui l’aveugla, se découper dans ce ciel d’apocalypse.

Et, comme il s’écroulait, il entendit distinctement L’Ange de la fenêtre d’Occident, lui souffler à l’oreille, en éclatant de rire :




C’est la fin de l’histoire.

Mais

l’Histoire qui n’a pas commencé

ne peut pas avoir

de

 

FIN

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