mardi 16 août 2011

Histoire désinvolte - Épisode 14


5. Un dernier pour la route – Appendice


Mais je m’aperçois que j’ai omis de vous relater un des épisodes les plus méconnus de la geste post-situe — et ce d’autant plus qu’il fut doublement occulté : à la fois par D., ce qui n’est pas étonnant, mais également par V. qui en est pourtant le héros — on va comprendre pourquoi il préfère ne plus se souvenir de cette histoire. Ce qui va évidemment retarder la conclusion de cette Histoire, que je m’apprêtais à tirer — en tout bien tout honneur, cela va sans dire. Cela dit, relatons incontinent cet épisode cocasse.

Jean-Pierre, malgré la haine inextinguible qu’il nourrissait — et qu’il nourrit toujours et à jamais — contre Guy, était resté situ dans l’âme — si tant est que les situs en aient eu une — qu’ils auraient de toute façon vendue au Diable qui contrairement à Dieu qui n’existe pas, existe bien, lui — il se serait bien vu en chef d’une nouvelle « bande ». ; mais le temps des avant-gardes était passé. Et, comme l’I.S. avait disparu (prématurément) en laissant un grand vide — et qu’il pouvait compter sur une poignée de partisans —, germa dans le cerveau survolté de notre bouillant « génie » l’idée — pas si saugrenue que ça — de fonder une troisième Internationale situationniste — le lecteur l’ignore peut-être — auquel cas je vais le lui apprendre — qu’il existât une seconde I.S. créée, pour son usage personnel, par Jörgen N., le (vrai) frère du Prince Asger — mais si, comme il me semble j’y ai déjà fait allusion, je suis donc entrain de me répéter.

C’est ainsi que Jean-Pierre battit le rappel de sa (maigre) troupe ; et convoqua, à Paris, à l’été 84, une Conférence (internationale, c’était le moins) réunissant une (grosse) poignée de prositus de différents pays — plus ou moins en cheville avec son I.P.C. qui avait un peu recruté depuis le temps où elle ne comptait que deux membres : Jean-Pierre lui-même et le malheureux Jean-Jacques R. qui, ayant malencontreusement « perdu la tête »59 , s’en était exclu de fait de lui-même. Tout ce petit monde se retrouva donc rassemblé, sous la houlette du « Fürher », dans un gymnase de kiné, en sous-sol, en plein été, à Paris (au mois d’août !), pour tenter de monter une organisation destinée à prendre la place laissée vacante par l’I.S. J’abrège, soucieux que je suis de ménager le lecteur que j’ai déjà soumis à rude épreuve, ce récit qui promettait d’être passionnant — et ce d’autant plus volontiers que je peux le renvoyer au livre d’Yves T. qui participa activement à cet étonnant happening : Comment j’ai tué la troisième Internationale situationniste60, où la chose est fort plaisamment relatée.

Bien. J’en reviens donc à mon Appendice. Je m’apprêtais enfin à mettre le point final à cette Histoire (qui a bien assez durée) ; nous étions restés en plein drame : Guy D. venait de mettre fin à ses jours dans son bunker de Champot. Après une cérémonie funèbre — qu’on n’ose imaginer sobre — suivie d’une crémation, sa veuve (noire), Alice, devait disperser ses cendres dans les eaux (sales) de la Seine, à la pointe du Vert-Galant, d’où elles dériveraient — comme il se doit — pour aller se perdre dans celles (polluées) du grand océan — que je salue au passage.

Quant à Jean-Pierre, maintenant que tout était consommé — et consumé —, il ne lui restait plus qu’à prendre lui aussi sa « retraite ». Mais, contrairement à Guy61, qui avait préféré la (moyenne) montagne — n’oublions pas que c’était un stratège qui aimait à prendre de la hauteur par rapport à la situation —, il avait choisi de s’exiler dans le plat pays beauceron — à portée raisonnable de la capitale (par l’autoroute : vroum ! vroum ! en quelques tours de roues, Paris nous (re)voilà !). C’est là qu’il vit présentement, entouré de ses chats, dans le « Bas Château » qu’il a élu pour domicile et où il est, enfin, le seul Maître à bord — après Dieu (qui n’existe pas) ; et après Dame Véronique, bien entendu, maîtresse de la grande maison vide ; que ne visitent que de rares « fidèles » qui viennent recueillir la Parole du Maître : « L’économie n’existe pas. » ; « Il n’y a pas de société du spectacle. » ; « Enculé ! » Jean-Pierre, qui sait recevoir, arrose généreusement — il faut dire qu’il aime particulièrement tutoyer la bouteille ; vieille habitude de jeunesse : on ne fréquente pas impunément les situationnistes — les « pèlerins » de passage.

A la tête de ces « fanatiques de l’apocalypse » on trouve évidemment le « fidèle des fidèles », Karl von Nichts, éditeur Anonyme (et bénévole) de Jean-Pierre — celui qui est venu et qui a su se faire admettre ; mais trop tard : il n’aura connu que le « vieux » Jean-Pierre — voire « mettre » : n’oublions pas que le détecteur d’enculés (intellectuels) est, du fait de la proximité qu’il entretient avec son sujet — qui peut, de ce fait, facilement devenir un objet —, susceptible de passer à l’acte quand l’occasion — qui fait le bougre — se présente sous un angle favorable — qui ne doute évidemment de rien — mais redoute le moment où il devra publier les œuvres complètes du Maître ; parce qu’il se retrouvera, lui aussi, tout seul et que ce sera alors vraiment « l’Apocalypse »…

Notes


Note 59.
« Raspaud est très soudainement devenu complètement dément, dans une visite à Champ libre, dans sa famille, etc. D’après ce qu’on m’a raconté, c’est l’équivalent de Nietzsche, moins le génie. Il est maintenant dans un hôpital psychiatrique. » (Lettre de Debord à Gianfranco Sanguinetti, 25 mars 74.) On peut constater ici le peu de « charité » dont était capable « l’âme » de Debord toute occupée qu’elle est d’elle-même — et qui se manifestera de la même façon après la mort de Lebovici : « À la suite du changement de génération dans la propriété de cette maison [Éditions GérardLebovici], j’ai retiré ma confiance à la famille Lebovici ; j’ai fais savoir que je les quittais en tout cas. Ils ont promptement été amenés à conclure qu’ils n’avaient plus qu’à se mettre en liquidation. J’ai fait pilonner tous mes livres parce que je ne voulais pas laisser des suspects tirer un profit de prestige du seul fait d’apparaître encore liés à moi, et d’autant moins y trouver l’occasion de manipuler encore des sommes incontrôlées : je considérerais que le monde serait trop scandaleusement à l’envers, si pour finir je laissais des bourgeois s’enhardir jusqu’à rêver de me voler. » (Guy Debord, “Cette mauvaise réputation…”, Gallimard, 1993.)

Note 60.
Yves Tenret, Comment j’ai tué la troisième Internationale situationniste, Editions de la différence, 2004. Tenret, pour sa part, pense qu’en fait Voyer ne voulait pas réellement fonder une nouvelle I.S. ; mais que son objectif était plutôt d’en finir avec les séquelles d’une époque révolue. Quoi qu’il en soit, il aura au moins réussi à renvoyer les participants à cette pantalonnade — qui devaient y croire — à leur misère essentielle

Note 61.
Un accord durable entre Debord et Voyer était, en tout état de cause, impossible : ils se ressemblaient trop. Qui pourrait supporter de voir son image continuellement renvoyée — c’est le cas de le dire ! — par un alter ego, un autre lui-même : un « frère » ? De plus, à la hauteur où Debord prétendait se situer — l’ivresse des sommets aidant —, il ne pouvait tolérer aucune concurrence : l’un des deux devait disparaître. L’affaire de la Correspondance Champ Libre en fournira l’occasion.

Pour bien en comprendre l’enjeu, il est important de replacer la relation Debord / Voyer dans le type de la structure fraternelle, analysée par Jean-Marie Apostolidès (Tombeaux de Guy Debord, op. cit.). Il s’agit en l’occurrence d’une double relation en miroir : chacun des « frères » étant le miroir de l’autre. C’est ainsi que la contrariété s’inscrit dans le cadre d’une relation spéculaire où les deux termes ne se situent cependant pas sur le même plan. Voyer est un peu plus jeune que Debord — le premier est né en 1938 ; le second en 1931 — ; pas assez pour être son « fils » — Patrick Mosconi viendra tenir ce rôle ; c’est ainsi que s’établira une relation « incestueuse » dans leur couple libertin qui n’était pas pour déplaire aux Debord — ; il ne peut être que le « frère cadet », jaloux de celui « qui a réussi », quoi qu’il(s) en dise(nt). Quant à Debord, il est l’ainé que l’on doit écouter et à qui l’on doit le respect. Mais que voit-il lorsqu’il se contemple dans le « miroir fraternel » ? — « Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? — il voit : Voyer. Et Voyer lui renvoie l’image de ce qu’il était étant plus jeune — et qu’il n’a pas forcément envie de voir réincarner dans un autre lui-même maintenant qu’il est plus vieux et arrivé — : celle d’un « arriviste », justement, prêt à tout pour « s’imposer dans le monde » — et donc susceptible de l’évincer, lui, qui a réussi, et de prendre sa place quand le moment sera venu. Si l’on examine dans cette optique le premier incident grave dans la relation entre les deux « frères » : celui où Voyer se voit priver du rôle de coproducteur du Spectacle parce qu’il n’a pas respecté les termes du contrat conclut entre son « grand frère » et lui, on remarque que Debord ne lui tient pas rancune de sa (mauvaise) conduite, et qu’il lui garde même sa confiance — ce qui est pour le moins étonnant. Mais se comprend, si on comprend que Debord, en pareille occasion, aurait agit de la même façon — pour la bonne (vieille) cause, cela va sans dire (et dans son intérêt bien compris) — ; et c’est pour cela qu’il n’a pas « exclu » Voyer. Mais dans la structure fraternelle, telle qu’elle est constituée à l’époque, il y a un « autre frère » qui compte beaucoup plus pour Debord : Gérard Lebovici — le problème étant que la relation fraternelle, dans sa configuration idéale, ne peut compter que deux termes privilégiers. On sait ce qui arriva. Lorsque Voyer sommera Debord, au nom de ses « principes affirmés », de désavouer son éditeur maspérisateur et réclamera sa tête, celui-ci choisira sans hésitation son « autre frère », et c’est celle de Voyer qui tombera. Debord ne pouvait en aucun cas sacrifier Lebovici, sur l’autel de quelques principes que ce soient, dans la situation telle qu’elle se présentait : c’est donc Voyer qui fut rejeté dans les « ténèbres extérieures ».

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