dimanche 7 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 13

17.

Il avait continué à sillonner le Nieuwmark une partie de l’après-midi, s’arrêtant fréquemment pour boire. Il essayait de démêler l’écheveau embrouillé de son histoire, de retrouver le fil.

Certains des événements qui se dessinaient pourtant nettement dans sa mémoire, flottaient sans attache, comme des bois morts, au gré du flux et du reflux du souvenir.
— (La petite sirène blonde ne hantait plus les canaux d’Amsterdam ; elle s’était perdue dans sa mémoire, de l’autre côté du Rhin ; mêlée à d’autres histoires. Il avait bien essayé de la rejoindre : en vain ; il n’y avait plus de passage de l’un à l’autre, rien qu’un espace vide, impraticable.) —
D’autres périodes, plus étendues sans doute, mais remarquablement repliées dans le souvenir, reprenaient facilement leur place. Les années strasbourgeoises, pleines d’incertitude ; la rencontre avec D. et les débuts de la petite bande. Et puis l’interminable exil : « Seigneur, je suis d’un autre pays. » Le temps de la confusion ; ce à quoi il avait fallu donner une forme acceptable pour pouvoir continuer à vivre (3).


Bien entendu, tout cela est vu à travers le prisme déformant d’une personnalité mélancolique et instable, qui essai de penser sa vie comme une totalité, et qui ne peut la vivre que comme une suite de fragments séparés dont il lui faut constamment rechercher l’unité conflictuelle, le point d’équilibre dynamique.


3. Je regarde en arrière et je vois bien que je n’ai pas été heureux ; si l’on excepte quelques moments rares — mais n’est-ce pas ce qui en fait le prix ? —, petits fragments d’éternité qui sont comme la quintessence du temps dont personne ne possède la formule. Q’importe. On n’apprend jamais que des expériences malheureuses. Le bonheur rend stupide, littéralement. Il n’y a que les imbéciles qui soient heureux.


18.

Le jour commençait à décliner et Gilles traversait Rembrand Plein comme un somnambule qu’un mystérieux tropisme conduit vers son but les yeux fermés. Continuant sur sa lancée, il rattrapa Herengracht, bifurqua sans hésitation à droite, et poursuivit le long du canal qu’il laissa un peu plus loin pour passer de l’autre côté du Singel et rejoindre Zijds Voor Burgwal.

En cette fin d’après-midi, l’artère marchande charriait un flot dense de piétons qui vint entraver la progression de sa marche véloce : Gilles fut contraint de marquer le pas. Il avançait à présent difficilement, forcé qu’il était de prendre en compte le mouvement vibrionnien qui agitait la foule. D’un peu plus haut, encore étouffés, lui parvenaient les accords martelés d’un orgue mécanique invisible qui éclatèrent soudain en un fracas tonitruant lorsque le rideau humain qui s’interposait s’effaça brusquement, faisant apparaître l’instrument diabolique qui commandait le passage. Le servant de la machine, brandissant une sébile qu’il secouait frénétiquement sous le nez des passants pour les obliger à payer l’octroi, coupait la rue  de son va-et-vient incessant. C’était un colosse au visage dur, qui se déplaçait avec des gestes saccadés d’automate. Gilles le contemplait la gorge serrée : quelque chose de terrible était en train de lui arriver dont il semblait ne pas avoir conscience. Sa silhouette massive se modifiait à vu d’œil ; il se recroquevillait littéralement, ses traits se fondaient comme s’il avait été fait d’une pâte malléable qu’une force inconnue, inhumaine, aurait retravaillée.

Il voulut faire demi-tour ; mais derrière lui, de chaque côté, les corps qui le poussaient, le bousculaient pour passer, subissaient tous la même horrible métamorphose. Il se jeta en avant et courut à perdre haleine ; enfilant d’une traite le premier tronçon de la rue, il acheva sa course folle au début du second, sans qu’il eût remarqué la solution de continuité entre les deux : la place du Dam.

Il resta un moment à considérer son image inversée qui se reflétait dans la vitrine d’un magasin ; n’était une légère palpitation de la paupière inférieure droite, les quelques anomalies qu’il trouvait à son visage appartenaient visiblement toutes à la surface vitrée : il en fut soulagé ; bien qu’un peu ennuyé, malgré tout, de la persistance du tic nerveux qui continuait à faire battre le bord de son œil.

Autour de lui, les gens avaient leur apparence ordinaire ; mais il préféra cependant revenir sur le Dam en prenant par Gravenstraat, plutôt que de retourner. Il arriva ainsi sur la place par Damrak, sans plus d’incident, entre chien et loup, à cette heure particulière où le jour se croisent à mi-chemin pour composer cette variété si spéciale de lumière qui meurt pour ainsi dire en naissant et que l’on qualifie de crépusculaire.

La place du Dam était vide et silencieuse, recueillie aurait-on dit dans l’instant solennel miraculeusement suspendu. Gilles glissait, hiératique, sur le dallage, selon une diagonale le menant droit dans la Kalverstraat. Bientôt il serait rendu.


La nuit formidable descendait sur la ville comme il pénétrait dans Ramsteeg, reléguant la lumière exténuée d’une journée trop prodigue dans le secret de sa prison de pierre.

Dans la vitrine éclairée du Café Golem, les bouteilles alignées scintillaient faiblement sous leur voile de poussière. Gilles poussa la porte et entra.

La petite salle était restée telle que dans son souvenir, avec son bandeau de tableaux noirs, juxtaposés à mi-hauteur de mur, qui déroulait un remarquable panorama des bières de tous les pays. Au fond, quelques tables serrées sur une estrade — particulièrement l’une d’entre elle d’où l’on pouvait, en tendant le bras par dessus la rambarde, saisir sans avoir à se déplacer les consommations que l’on avait commandées au garçon qui officiait derrière le bar, juste au-dessous. C’est là qu’il s’assit, au même endroit, comme il l’avait fait bien souvent. Il parcourut lentement le substantiel codex jusqu’à la rubrique désirée : Bières Trappistes. Il marqua un temps d’arrêt, et il se mit à réciter in petto la liste fameuse : Orval, Westmalle, Westvleteren, Chimay, Rochefort. Apologie des pères trappistes. C’est ainsi qu’ils appelaient leurs soirées au café Golem, lorsque le grand jeu les ramenait pour un temps à Amsterdam. C’était devenu une sorte de rite auquel ils ne manquaient pas de sacrifier. Après une journée de déambulation plus ou moins fructueuse, venait l’heure ; et chacun se disait : « Maintenant ! » ; et ils arrivaient tous, en ordre dispersé ou bien ensemble ; et jamais personne ne manquait.

Son regard poursuivait sa course, accrochant à d’autres noms évocateurs : Golden Carolus, Mort Subite... pour revenir finalement à l’essentiel. Il décida de commencer classiquement par une Orval.

La salle se remplissait. La basse continue des conversations, coupée d’éclats de voix sporadiques, le tintement des verres qui se choquaient, le va-et-vient des buveurs qui allaient s’approvisionner au bar, tout cela fusionnait en un magma sonore d’où n’émergeaient qu’à grand peine lors de brèves accalmies qui le trouaient inexplicablement, des fragments musicaux qu’on réussissait alors à identifier comme appartenant au Chant de la Terre :

« Dunkel ist das Leben, ist der Tod. »

Mais Gilles ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui, plongé qu’il était dans la contemplation de son verre de bière où naissaient et mourraient en un instant des myriades de petits univers gazeux, en une procession éternellement renouvelée, du fond opaque de la coupe, à la blancheur  éclatante de la mousse, identiques et pourtant différents.

« ... ewig, ewig... »

La soirée avançait, et Gilles avec elle. Après une seconde Orval, il avait enchaîné dans le plus grand désordre, passant sans transition de l’apologie raisonnée à un franc dithyrambe. Il attaquait héroïquement la redoutable Rochefort lorsque, sa vision brouillée se focalisant avec une exceptionnelle netteté sur la porte qui s’ouvrait, il aperçut la silhouette de D. qui se découpait sur le fond noir de l’encadrement. Il n’eut pas le temps de se lever que déjà la porte se refermait sur la fugace apparition. Il quitta sa place aussi vite que la pesanteur aggravée de l’alcool l’autorisait, heurtant la table où se répandit le sombre breuvage contenu dans la coupe qui se brisa en tombant, et il partit en titubant dans la fraîcheur de la nuit, à la poursuite de l’insaisissable fantôme.

Et voilà qu’il ne savait plus où il était, lui qui se croyait le familier des lieux. Une autre ville s’éveillait dont il découvrait effaré l’existence autonome — ou plutôt en était-ce la face obscure qui, se ranimant, altérait sa physionomie ; comme si la structure primitive du réseau urbain venant à interférer avec l’actuel tracé des rues avait progressivement brouillé les lignes de communications courantes et fait disparaître un à un tous les repères.

Gilles marchait, déboussolé, dans un dédale qui ne correspondait plus à l’ancienne topographie, passait des ponts, longeait des canaux — toujours plus loin, par delà la triple ceinture — ; et pensant s’éloigner, il se rapprochait ; et se croyant perdu, il se retrouvait...
...Face à l’hôtel, il ne réalisait pas encore où il était. Il avait dû arriver de la direction opposée à celle qu’il empruntait d’habitude ; et cette simple inversion du sens dans l’axe de pénétration l’empêchait de s’y reconnaître absolument. Ce n’est que lorsqu’il parvint à réintégrer l’ordre normal des choses, rétablissant chacun des éléments à la place qu’il occupait dans la perspective telle qu’elle lui apparaissait à l’ordinaire, que le charme cessa d’opérer. Il s’engouffra dans l’entrée, gravit l’escalier jusqu’à sa chambre, et s’écroula sur le lit où il tomba comme une masse dans le fond du sommeil.

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Il était assis en face de D., dans une salle immense dont on ne distinguait pas les murs. Sur une table, il y avait une bouteille de vin rouge et deux verres remplis. Il voyait D. prendre son verre et le porter à ses lèvres ; mais c’était lui qui buvait. Puis, la même scène se reproduisait symétriquement ; et tandis qu’il levait son verre et le portait à la bouche, c’était dans celle de D. que coulait le liquide écarlate. Semblablement, les mots qu’il prononçait, c’était de la bouche de D. qu’ils sortaient ; pendant que les paroles que D. lui adressait, c’était la sienne qui les articulait. Puis il était fatigué. Il couchait sa tête contre son bras replié et il fermait les yeux ; et lorsqu’il les rouvrait, D. avait disparu. Sur la table, la bouteille était vide ; et il n’y avait plus qu’un seul verre à l’autre bout.
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Il se réveilla tard dans la matinée, rassembla ses affaires, et descendit régler sa note. Personne ne viendrait plus au rendez-vous d’Amsterdam, il en avait la certitude maintenant. S’était-il  d’ailleurs attendu à ce qu’il en allât autrement ? Ce télégramme envoyé  in extremis à une adresse qui pouvait fort bien être périmée ne devait servir, au fond, qu’à investir la ville d’une présence potentielle — comme à un joueur qui s’exerce sur son terrain d’élection avant une rencontre décisive, l’absence physique de l’adversaire redouté permettra d’apprivoiser l’appréhension d’une partie dont il sait qu’elle se jouera ailleurs et dans des conditions changées ; mais qu’il pourra, la conscience de la précarité du dressage lui conservant l’aiguillon d’une peur désormais salutaire qui sans cela eût été paralysante, aborder plus aguerri de s’être ainsi éprouvée.

Le reste de la journée avait coulé vers le soir comme une eau paisible que seul le souffle léger du vent vient rider de loin en loin.


(À suivre)

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