lundi 22 août 2011

Lecture 6 - Sommes-nous la réponse ?

Ne vois-tu pas cela ? Ne vois-tu pas que nous sommes livrés. Livrés au lointain, à l’inexprimable, à l’incertain, à l’obscur ? Tu ne sens pas que nous sommes livrés au rire, au deuil et aux larmes, aux hurlements. [...] Nous rions et notre mort est programmée depuis le début. / Nous rions. Et notre décomposition est inéluctable. / Nous rions et notre ruine est en vue. / Ce soir. Après-demain. / Dans neuf mille ans. Toujours. / Nous rions, mais notre vie est jetée entre les mains du hasard, livrée, inévitablement. [...] Nous rions. Livrés aux fauves en nous et autour de nous. Nous rions. [...] Nous portons toutes les morts en nous. Dans la moëlle épinière. Dans le poumon. Dans le cœur. Dans le foie. Dans le sang. Partout nous portons notre mort avec nous et nous l’oublions, et nous avec elle, dans le frisson d’une caresse. [...] Et le hasard, le dieu imprévisible et folâtre au-dessus de nous, le hasard , l’atroce et gigantesque hasard marche en équilibre, ivre mort, sur les toits du monde. Et sous les toits il y a nous, les insouciants, avec notre foi inconcevable. [...] Et il y a l’amour, l’amour couleur de sang dans les nuits. Et il fait mal parfois. Et il ment toujours, l’amour : mais nous aimons avec tout ce que nous avons. [...] Et nous les sceptiques, nous les dupes, les piétinés, les désemparés, les abandonnés, nous les désillusionnés de Dieu et du bien et de l’amour, nous avec notre connaissance amère : nous attendons chaque nuit le soleil. Nous attendons après chaque mensonge, à nouveau la vérité. [...] En la vie nous croyons : au beau milieu de la mort. Voilà ce que nous sommes, nous les sans illusions avec nos folles prétentions impossibles. / Nous vivons sans Dieu, sans demeure dans l’espace, sans promesse, sans certitude — livrés, jetés, perdus. [...] Nous sommes sans réponse. Sans oui. Sans terre natale et sans main tendue, inensibles, assombris. [...] Nous rongeons toujours des os, nous croupissons toujours dans des tanières de bois et de pierre. [...] Une réponse viendra peut-être une fois. Et c’est elle que je devrais rater ? [...] Jamais de la vie ! Tu ne sent pas que n’importe quoi peut venir ? [...] Ou bien sommes-nous vides de sens ? Livré au rire en nous et sur nous ? [...] Sommes-nous sans réponse ? Sommes-nous nous-mêmes cette réponse ?

Wofgang Borchert, Génération sans adieu, Conversation par dessus les toits, Le Livre de Poche.

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