mercredi 10 août 2011

L’Orpailleur : Fragments – Épisode 16

23.

Il retrouva naturellement, ce soir-là, le chemin de La Baleine qui les avait abrités bien des fois de la rigueur du temps lors de leurs courses erratiques à travers la ville ; mais il n’y avait personne qu’il connût. Il s’était attablé seul ; et il avait bu en regardant défiler une théorie de souvenirs hétéroclites dont il ne pu tirer que quelques phrases inutilisables(10). Il s’apprêtait à partir, quand il vit entrer Claire, suivie d’une ombre titubante qu’elle congédia sans ménagement après une brève altercation. Il cru entendre : « Je t’ai assez vu ! » Il pensa : c’est si simple. Elle fit du regard le tour de la salle et, l’ayant aperçu, elle vint s’asseoir en face de lui comme s’ils avaient eu rendez-vous. « Bonsoir, Gilles ; je suis contente de te revoir. » dit-elle simplement.

Il la regardait comme les marins, après une navigation qui semblait ne devoir jamais finir, la côte qui apparaît sur l’horizon lorsque le jour se lève et que, dans le tremblement brumeux du lointain, le regard a encore du mal à se fixer.

Elle lui souriait de ses yeux légèrement cernées ; et ses lèvres remuaient doucement comme des vagues. Elle parlait, mais il n’entendait provisoirement que la musique de sa voix cristalline qu’il brisa, en y appliquant une attention plus soutenue, en petits fragments, où seulement alors il reconnut des mots : « ...ça devait mal se terminer. » Elle parlait de cette association de corps instables que le hasard objectif des rencontres et des affinités avait contribué à former pour un temps ; et qui devait atteindre son point d’explosion peu après qu’il s’en fut éloigné — non qu’il prétendît par là échapper à la catastrophe ; au contraire, par une de ces particularités morbides de sa complexion nerveuse, agissant comme un sismographe ultrasensible, il avait enregistré un ébranlement à venir qui étendrait ses ravages à des degrés divers selon la configuration des régions, mais qui chez lui avait d’emblée atteint une amplitude extrême, alors qu’ailleurs les premiers craquements commençaient à peine à se faire sentir.

« Que s’est-il passé ensuite ? » demanda Gilles. « Chacun est parti de son côté, comme il a pu. » Elle raconta la fin pitoyable de la petite bande, à laquelle il n’avait pas assisté, mais qu’il avait anticipée et vécue pour ainsi dire in vitro, à l’échelle de la cellule séparée de l’organisme et qui en reproduit le drame essentiel dans la solitude de sa prison.

Gilles lui parla de sa visite à l’appartement. Elle ne put lui en apprendre beaucoup plus que ce qu’il savait déjà, si ce n’est que peu de temps avant l’explosion qui avait provoqué cet incendie problématique, elle avait eu la visite de la police. Ils avaient demandé si elle savait où se trouvait D. Ils avaient parlé d’une affaire de stupéfiants. Elle avait répondu qu’elle ne pouvait leur être d’aucune utilité. Ils n’avaient pas insisté. Elle avait attendu le retour de D. pendant quelques jours : en vain ; alors elle avait décidé de quitter la maison.

« Et toi, tu n’as pas eu de nouvelles ? » Il fit signe que non. « Tout cela est si triste. » Il ne savait que dire. Il commanda à boire. « Que vas-tu faire à présent ? » lui demanda-t-elle au bout d’un moment. Il répondit qu’il ne savait pas. Elle avait baissé les yeux, et sirotait sa bière. Elle regarda l’heure : il était tard. Elle dit qu’il fallait qu’elle parte. Elle se levait tôt : elle travaillait. Elle se pencha par dessus la table, effleura ses lèvres d’un baiser, et se leva. Il la regardait s’éloigner, légère et diaphane — n’aurait-on pas dit que le ventre s’arrondissait comme un ballon sous la jupe ? — jusqu’à la porte d’où elle lui fit un petit signe avant de disparaître. Avait-elle dit : « À bientôt. » ?

À son tour il se leva et sortit. Il avait plu. La chaussée brillait comme une laque de Chine que le pavage incrusté du trottoir ourlait d’une bordure étincelante. « L’or du temps. » murmura-t-il, le regard enfiévré. Et il reprit sa marche hésitante, se répétant avec exaltation la formule lapidaire : une goutte de lumière pour éclairer sa route.


24.

Le matin au réveil, il se sentit incroyablement léger. Lorsqu’il ouvrit la fenêtre de la chambre, un air vivifiant s’engouffra par ses narines dilatées et vint gonfler d’un coup ses poumons, comme les voiles d’un navire en panne que le vent qui se lève cabre soudain, donnant le signal du départ à un équipage jusque là languissant.

Il se dépêcha de s’habiller. Il avait hâte de sortir, d’être dehors : il était resté enfermé trop longtemps.

En quelques enjambées, il fut sur les quais. La rivière coulait ses eaux vertes où glissaient des cygnes immaculés sous le ciel bleu lavé par l’averse nocturne. C’était le temps idéal pour monter sur la plate-forme de la cathédrale d’où l’ont pouvait embrasser du regard la ville entière. Il traversa la passerelle des Pêcheurs, enivré par les effluves printaniers de ce nouveau matin du monde. Il remonta la rue des Sœurs. Recroquevillé sur un banc, un clochard sommeillait, une bouteille vide à ses pieds. Gilles tira quelques pièces de sa poche et les déposa délicatement dans la casquette qui avait glissé de sa tête. Il repartait lorsqu’il s’entendit apostropher. L’homme s’était redressé et lui faisait signe de venir : « J’ai quelque chose pour toi. » dit-il ; et il plongea une main dans les profondeurs de son manteau dont il extirpa une enveloppe froissée qu’il lui tendit cérémonieusement. Gilles prit la lettre : elle était bien à son nom. Il demanda qui la lui avait remise. Celui-ci répondit qu’il ne savait plus ; il oubliait tout, ça n’était pas d’aujourd’hui : il n’avait jamais eu de mémoire. Gilles n’insista pas. Il le remercia et s’en fut avec la lettre qu’il ouvrit en marchant : elle était de D., sans date ; et cela lui sembla aller de soi ; comment pouvait-il en être autrement : « À jamais nous avons rendez-vous. » Sur un carré de papier, il y avait écrit :

Fais ce que tu as à faire. Il ne faut pas avoir peur. N’oublie pas : « Chacun va et chacun parvient au lieu où il peut atteindre. » À la fin tout est bien.
Nous sommes immortels et vivants;

Gilles sourit. C’était bien dans la manière de D. ; un goût certain pour le mystère, la formulation oraculaire à la limite de l’obscurité, qui une fois qu’elle s’était insinuée ne laissait plus l’esprit en repos, si bien qu’une réponse finissait par se faire jour, taillée à la mesure de l’attente, mais qui n’y correspondait jamais véritablement, de telle sorte qu’il fallait continuer de creuser, indéfiniment. Ou alors, l’explication se présentait d’elle-même avec la force d’évidence d’une révélation — ainsi lorsque l’on tombe, en lisant, sur une phrase où se cristallise une nébuleuse d’intuitions qui n’arrivaient pas à prendre forme, et que l’on se dit : c’est cela même — qui s’imposera exclusivement jusqu’à ce qu’une autre, de façon similaire, ne vienne prendre sa place qu’elle ne conservera pas plus que la première et qu’enfin l’idée même de vérité ne s’évanouisse. C’est un jeu auquel il s’était rompu. Il avait cru s’en amuser : il s’était laissé prendre. Mais si sa pratique l’avait amené à abandonner progressivement toute certitude, il avait appris, chemin faisant, à s’arranger du costume singulier qui l’enveloppait d’un tissu délicat dont il éprouvait pourtant quotidiennement l’étonnante résistance ; il savait que c’était le sien et qu’il devait le porter jusqu’au bout, l’user jusqu’à la trame, pour passer au travers, finalement.

Au bout de la rue, il prit à gauche et rejoignit la cathédrale par la rue des Frères qui vient l’aborder de l’arrière. Il longea la nef battue par le vent, qu’il contourna pour trouver l’escalier en hélice qui permet d’accéder à la plate-forme. Là-haut, le vent soufflait avec plus de violence encore. Les doigts serrés sur la rambarde de pierre, Gilles contemplait la ville à ses pieds : il était là face à son monde dont il commençait à damasser la réalité. Il sortit la lettre de sa poche et il la lâcha en l’air. Elle fut prise dans un courant ascendant qui la propulsa en tourbillonnant au-dessus des toits. Il la vit décrire une série de figures acrobatiques avant de la perdre de vue dans l’éclat du soleil qui montait. Alors il fit lentement le tour de la terrasse — et il redescendit sur terre(12).


10. Voilà, moi qui à vingt ans avais tant de mal à vivre qu’il ne ma restait plus la force de mourir ; moi ici, après toutes ces années passées à essayer de ma réconcilier avec la vie ; moi encore, qui voudrais croire que son accomplissement ne peut être que la réalisation du vivant ; moi enfin qui voudrais pouvoir dire : j’ai fait ce que j’avais à faire ; J’écris pour soutenir ma vie.

12.
Incipit vita nova : EN to PAN / UN le TOUT


(À suivre)

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