Le spectre de Marcel Duchamp n’en finit pas de hanter l’art moderne — et pour cause. Celui par qui le scandale est arrivé — non content de porter atteinte aux bonnes mœurs artistiques en y introduisant son ready-made, il abandonne la victime (d’autres s’en chargeront) pour le jeu d’échecs — est devenu post-mortem la figure emblématique de la modernité dans l’art. C’est ainsi que l’époque entendait conjurer l’outrage qui lui était fait : il fallait que l’acte exemplaire de Marcel Duchamp restât sans suite ; et, quand la jeune génération en viendra à se réclamer de son nom, elle ne fera que sceller la trahison de l’esprit qui l’avait habité. Voilà comment il en est arrivé à servir d’alibi à la réaction post-dadaïste, c’est-à-dire à tout ce qui s’est employé à recycler ad nauseam les débris du saccage opéré par dada dans le domaine de l’art. Parce que Marcel Duchamp était fondamentalement dadaïste — mais c’est ce qu’on est obligé de lui dénier — et que dada voulait en finir avec l’art — ce que l’on conteste également — la première tâche des épigones sera de se débarrasser du négatif : Attention Danger ! pour ne s’intéresser qu’au côté prétendument positif de l’entreprise, la libération de la créativité, présentée comme le véritable apport de dada — le seul utilisable aussi, puisqu’il fallait bien vivre. L’opération n’a pas trop mal réussie, si l’on en juge au résultat : pas un seul artiste moderne digne de ce nom qui ne reconnaisse sa dette envers Marcel Duchamp ou dada, ou les deux à la fois — mais c’est qu’ils ont les moyens à présent ! N’empêche : le grand Marcel leur a joué un vilain tour en renonçant à la carrière artistique. Quelle idée saugrenue ! Et pourquoi donc les échecs, et pas la pêche à la ligne ou les dominos ? La réponse n’est, on le verra, pas indifférente. Que Marcel Duchamp ait abandonné l’art à son triste sort, rien que de très normal chez quelqu’un qu’animait l’esprit négateur de dada. Et dada qui ne voulait rien moins qu’une révolution sociale pour se réaliser a été vaincu avec elle. La suite ne peut se comprendre que par rapport à ce non-dépassement ; et donc l’attitude de Marcel Duchamp.
Marcel Duchamp était travaillé par la machine — célibataire en l’occurrence. Il voyait l’époque se précipiter dans une abstraction meurtrière : abstraction dans l’art et abstraction dans la vie ; et il était à la pointe de cette tendance dans le domaine réservé de l’art : d’avant-garde, donc. Mais, différence essentielle, il se situait dans ce mouvement général en ennemi. Pour lui comme pour dada, il s’agissait d’utiliser l’abstraction comme une machine de guerre; de la faire servir à la libération du territoire où reconstruire une vie qui fût meilleure : constructiviste en quelque sorte. On sait ce qu’il en advint : échec sur toute la ligne. Pas la pêche, donc ; mais le jeu d’échec. Comme passe-temps occasionnel, c’est un jeu qui en vaut un autre : stupide également. Mais comme occupation centrale, c’est l’activité même de l’imbécillité appliquée, qui nécessite beaucoup de temps pour un résultat à portée de logiciel de n’importe quelle machine « intelligente ». Dans le cas de Marcel Duchamp, il est à noter que c’est plutôt d’une transposition de l’activité artistique que d’une rupture dont il convient de parler : l’esprit quitte un domaine ravagé où il n’y a plus rien à faire et s’installe, faute de mieux, dans la bêtise reposante d’un jeu mécanique où seul le génie peut se mouvoir librement parce qu’il en a la maîtrise, quand le tâcheron en est toujours à essayer d’acquérir une technique — et dans l’art aussi bien. Possibilité de dépassement individuel par là, donc; pendant que du côté de l’art : peau de balle ! On comprend que la postérité abusive de Marcel Duchamp ait trouvé plus expédient de réduire la décision du Maître à un geste singulier, une bizarrerie qui n’était qu’à lui, pour pouvoir s’approprier tranquillement son héritage, plutôt que de s’en priver et d’avoir à suivre eux aussi le chemin aride de l’Esprit. Il est vrai que la simple honnêteté, fut-elle intellectuelle, était déjà une valeur démonétisée dans le milieu, comme en témoigne la conversion spectaculaire d’un Salvador Dali qui, en véritable précurseur, avait su montrer comment il convenait d’utiliser son talent quand on est un artiste vraiment moderne. Il a ainsi opportunément ouvert une voie qui verra son aboutissement avec Andy Warhol ; qui révélera quant à lui la manière de s’y prendre lorsqu’on n’a pas de talent : récupération en tout genre et pseudo-cynisme dans la pratique ; et rien en théorie. Autant dire qu’il reste un modèle inégalé : non plus ultra.
L’art est fini. Dans le cercle vicieux de l’éclectisme la jeune génération d’artistes tourne en rond, condamnée à exploiter indéfiniment les mêmes vieux trucs, remis au goût du jour. S’ils sont nombreux à avoir compris que la seule œuvre d’art véritablement moderne est la marchandise (qui sait se vendre), il en est peu qui se montrent vraiment doué pour le marketing; et c’est pour d’autres que flambe le marché (de l’art). Ils sont venus trop jeunes dans un monde trop vieux.
Marcel Duchamp n’en finit pas d’avancer ses pions sur l’échiquier du Néant.
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