mercredi 20 juillet 2011

Histoire désinvolte - Épisode 11



Mais revenons à Jean-Pierre que nous avons laissé au bistrot — avec Guy et sa bande — où les beuveries allaient toujours bon train. C’était la « belle vie » de pochetron ; dans les bars du « quartier » ; ou bien « en famille » chez Guy et Alice — la nouvelle femme de Guy qu’il avait épousée juste après son divorce d’avec Michèle50 — qui avait donné lieu à quelques péripéties judiciaires : « Monsieur le Président, convoqué à la requête de mon épouse Michèle D. née B., pour comparaître devant vous […] pour une tentative de conciliation, j’ai l’honneur de vous faire savoir que, toute conciliation étant hors de propos, je n’ai pas l’intention de m’y rendre. […] » Le « vieux » Jean-Pierre, quand on le « branche », après quelques Martini dry, parle volontiers de cette « heureuse époque » ; ainsi se souvient-il des folles soirées chez Guy : « Quand y avait plus rien à boire, D. envoyait tout le monde se coucher. » — et rebelote le lendemain ! Ce n’était que beuveries à « grande soirée » et qui « ne finissaient jamais ». Et Jean-Pierre, une fois lancé, distille volontiers des anecdotes qu’il garde sous le coude — pas celui qu’il lève, l’autre, bien sûr — dont il régale ses commensaux en fin de soirée : « Je me souviens d’une fois où j’ai fait ce geste surréaliste : jeter les fenêtres par les fenêtres… » : sacré Jean-Pierre !, sacré soirée ! c’est Guy et Alice qui ont dû être contents. Il y aussi celle-là, qui ne s’invente pas : pendant la campagne de 68, l’état major situ était réuni chez Guy à vider des canons autour du kriegspiel quand le lieutenant V. entre l’air martial et dépose un pistolet sur la table — c’était l’époque où des armes commençaient à circuler en prévision d’une guerre civile — qui n’a pas eu lieu, ou si peu, comme dans l’Italie des « années de plomb » —, en se mettant au garde-à-vous, le petit doigt sur la couture du pantalon. Mais, je m’égare — disons plutôt que je « dérive » — ce qui est plus en phase avec mon sujet. Je reviens. J.-P. V. faisait donc partie des famuli de Guy ; et comme tel était régulièrement invité aux « fêtes » (de famille) ; mais aussi aux réunions plus sérieuses où les membres de l’I.S. fomentaient la ruine du « vieux monde » — en vidant force canons, comme il se doit.

En mai 68, il battit évidemment le pavé (de « Parouart, la grant mathe gaudie ») — qui servait accessoirement de matériau de construction et de projectile — avec ou sans les situs. C’était la « belle époque », se souvient Jean-Pierre, où il « pouvai[t] facilement parler à quiconque dans la rue […] pour aborder les questions qui [lui] étaient essentielles et réciproquement […]. »51 Mais, toutes les bonnes choses ont une FIN. Une fois remis de la gueule de bois monumentale qui suivit ce mois d’ivresse collective, Jean-Pierre continua naturellement de fréquenter Guy et sa bande ; et comme c’était un garçon plein de talents et aux multiples ressources, il a fini par se rendre indispensable. — en tout cas, Guy faisait volontiers appel à ses services dans des « affaires » délicates. C’est ainsi qu’il joua les truchements entre le « roi » Lebo — qui ne régnait pas encore sans partage sur le Champ Libre — « le menteur G. », Gérard pour les intimes, et quelques sous-fifres faisaient encore partie de la maison — plus pour longtemps — quand Guy voulut se débarrasser de Buchet, l’éditeur-maspérisateur du Spectacle, qui s’était permis (pour des raisons bassement commerciales) d’ajouter un bandeau, au désormais célèbre ouvrage du Maître, le présentant comme : LA THÉORIE SITUATIONNISTE ; ce que ne pouvait tolérer le vétilleux auteur. C’est donc à J.-P. V. que l’on doit la rencontre de ces deux « personnalités » atypiques, chacune dans leur domaine ; et, conséquemment, la belle et indéfectible amitié — « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » — qui s’en suivit entre le mécène-impresario et le révolutionnaire-cinéaste — jusqu’à ce qu’une mort tragique les sépare — mais là encore j’anticipe ; c’est décidément une manie dont je n’arrive pas à me débarrasser : tant pis. Et c’est donc aussi à Jean-Pierre que Guy doit d’être entré — discrètement, par la « petite porte »; Guy était un homme prudent — dans le Champ Libre ; comme auteur d’abord puis, plus tard, en tant que « conseiller occulte » — on a dit : « éminence grise », c’est à peu près ça. Lebo, qui n’avait pas froid aux yeux, n’hésitera pas à faire ce qu’il faut bien appeler : une édition pirate, de La Société du spectacle — parce les droits appartenaient encore, jusqu’à nouvel ordre, aux avaricieux Buchet-Chastel. Je réclame ici toute l’attention du lecteur (bénévole, cela va sans dire ; les autres ont quitté ce navire à la dérive depuis beau temps), qui doit être un peu fatigué tout de même de toutes ces digressions — mais c’est que je suis littéralement habité par mon (excellent) sujet qui, à vrai dire, me mène plus que je ne le dirige : on l’aura noté. 

(À suivre)

Notes

Note 50.
Debord épouse Michèle Berstein en 1953 ; il en divorcera en 1972 et se remariera aussitôt avec Alice Becker-Ho (le 2 août 1972). La citation relative à ses démêlés judiciaires est tirée d’une lettre au président du tribunal de grande instance de Paris, datée du 29 mars 1970. (Guy Debord, Correspondance volume “0”, Librairie Arthème Fayard, 2010.)

Note 51.
Jean-Pierre Voyer, L’Imbécile de Paris, Les paradoxes d’aujourd’hui sont les lieux communs de demain, Réponse à M. Adreba Solneman, Paris, le 28 juin 1991, Editions Anonymes, 1995.

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