L’arrivée de Raoul dans la bande allait coïncider avec ce que des historiens moins désinvoltes que je ne le suis ont pu appeler le « tournant politique » de l’I.S. ; et qui fut, en fait, une épuration de ses éléments artistiques : les « artistes » devenaient un peu trop envahissant au goût du commissaire politique Guy — qui trouvait les productions de ces barbouilleurs encore trop décoratives pour des cochonneries qui se voulaient anti-artistiques — surtout les spuristes allemands pourtant fraîchement recrutés et dont il ne resterait bientôt plus trace. D. avait donc pris la décision d’infléchir sérieusement la ligne générale de l’avant-garde situationniste vers l’ultra-gauche ; c’est-à-dire dans une voie qui pour ne plus être parallèle à rien devait prendre résolument la tangente par rapport à tout ce qui ressemblait de près ou de loin aux cercles (vicieux) où artistes et anti ne pouvaient que tourner indéfiniment (et à vide). On doit à la vérité de dire que tous ne furent pas traités avec la même inflexible rigueur dans cette opération porte ouverte. Le Prince Asger du Danemark auquel Guy tenait beaucoup — et réciproquement — bénéficia — c’était la moindre des choses — d’un traitement de faveur29 ; et put ainsi poursuivre tranquillement sa toujours fructueuse activité artistique — et moyennant une « occultation » de son identité, sa collaboration à l’I.S. Mais, il était tout de même le père d’adoption préféré du jeune Guy — qui l’était un peu moins à présent — ; et cela lui aurait vraiment fait trop de peine de s’en séparer comme ça — parce que Guy-le-terrible avait, dans le fond, un grand cœur — où il n’y avait quand même pas de place pour tout le monde, faut pas exagérer non plus : exit donc les peintres — une mention spéciale pour le petit frère du Prince Asger, Jörgen N., facétieux garnement qui avait inscrit son cheval à la section danoise de l’I.S. ; et putschiste malheureux, qui se consola de son exclusion en créant une seconde I.S. pour lui tout seul — ; exit encore C.-le-Batave qui avait pourtant abandonné la peinture pour le bâtiment ; le génial architecte de New Babylon, métropole futuriste à géométrie variable pour nomades du Nouveau Monde à venir — qui n’est malheureusement toujours pas arrivé à l’heure où j’écris ces lignes — ces néo-gitans planétaires qui régneront un jour — sans la gouverner — sur une terre débarrassée de toutes les enclosures qui la bornent encore ; et où se distribue le « parc humains » en passe d’être génétiquement modifié comme la nourriture qu’on lui destine. FIN de cet intermède utopique qui n’a évidemment pas lieu d’être.
C’était précisément le problème qui se posait à l’I.S. : la « vraie vie » n’avait pas lieu d’être. Il fallait donc lui en trouver un ; et pour qu’elle ait un lieu où elle puisse être, il fallait faire de la place — ce qui voulait dire : faire table rase de tout ce qui était là et n’avait pas de raison d’(y) être — Dasein, raus ! comme disait Martin H., quand il était en colère — pour que la vie puisse enfin avoir un chez-soi bien à elle où s’installer dans ses meubles et immeubles. Vaste programme, on le voit. Mais Super-Guy ne doutait de rien — il est vrai aussi qu’il ne croyait pas à grand chose — ce qui est préférable quand on est prêt à tout. En théorie, c’était simple ; mais il fallait quand même pour cela régler quelques petits problèmes pratiques. De plus : « porter de l’huile là où était le feu », comme on s’y était employé, est une chose ; mais force était de constater que jusqu’à présent ça ne flambait pas des masses : il fallait donc retrousser plus haut les manches et mouiller encore un peu plus la chemise (métaphore) — ce qui, pour des gens qui prétendaient : ne travailler jamais, représentait quand même un tour de force dialectique — sans laquelle les choses — qui comme on sait, sont ce qu’elles sont et avancent toujours par leur mauvais côté — ont peu de chance de produire d’elles-mêmes quelque chose de bon — ce qui serait quand même trop facile — et il ne faut jamais céder à la facilité — sauf si on est très fatigué — et alors on en a généralement plus rien à foutre de rien : nada de nada ! ; tout est égal à tout et, donc, ce qui arrive ou pas : pareil au même, kif kif bourricot — mais Guy comptait bien arriver à quelque chose en partant de rien et du milieu de nulle part avec sa « fine équipe » — bougre de merdre ! — et : foutre Dieu ! (qui n’existe pas). Mais, recouvrons notre calme (après une tempête qui n’a d’ailleurs pas encore eu lieu : ce sera pour plus tard) de notre manteau de berger (de l’être); et revenons à nos moutons — façon de parler ; parce que ce sont plutôt à des loups affamés (et assoiffés surtout : c’est terrible la soif !) que nous avons à faire.
Transportons-nous à présent, puisque c’est le « moment » — comme disait L. — sur le lieu de la VIe Conférence de l’I.S., à Anvers — parce que comme toutes les organisations dignes de ce nom, l’I.S. se devait d’avoir ses Conférences où les cadres — qui dans le cas de l’I.S. étaient en même temps les militants — font le bilan de l’activité du groupe et échangent des idées sur la stratégie de l’entreprise ; et celle d’Anvers devait précisément marquer — et c’est pour cela qu’il est particulièrement important d’y être — le tournant politique de l’I.S. et sa prise en main par la fraction la plus radicale de l’organisation : celle qui était bien décidée à faire une Révolution qui ne se limiterait plus au domaine de l’art et de la culture ; mais qui engloberait la totalité de la vie (quotidienne et « le reste »). Et pour cela, il fallait rejoindre des masses ; mais autour d’elle le silence (assourdissant) — relatif, tout de même, puisqu’il commençait à résonner du bruit, encore diffus, de révoltes qui pour n’être que partielles et sporadiques n’en étaient pas moins des signes avant-coureurs de lendemains qui ne demandaient qu’à chanter (en chœur).
Il était question d’Anvers et de la VIe Conférence. Nous profiterons de la proximité dans l’espace et dans le temps pour évoquer aussi la précédente, qui se tint à Göteborg ; pas tant pour elle-même que pour ce qui a suivi. Sur le chemin du retour, quelques situs pèlerins, menés par Guy D., leur guide attitré, firent halte à Hambourg où il faisait grand soif — plus exactement, ils ramenaient cette soif qui ne les quittait pas et qui les suivait pas à pas sur le chemin poudroyant du retour — le chemin du pèlerin est invariablement poudroyant — ce qui n’était pas fait pour arranger l’état de leurs gosiers altérés — de la palabre de Göteborg. C’est ainsi qu’arrivés à Hambourg s’imposa d’elle-même l’idée d’entreprendre, toutes les affaires cessantes ayant cessé c’est sûr (allitération), une tournée des bars de la ville, pendant laquelle, la boisson aidant, la palabre se poursuivit à bâtons (de pèlerins) rompus entre les compagnons sur le sens qu’ils devaient donner à leur mission de réformation du monde. Cet épisode de la geste situationniste qui fut longtemps occulté — il est vrai que les joyeux compagnons s’étant pris une sacrée mufflée, le souvenir de cette petite virée a dû rester plutôt nébuleux — fut d’abord évoqué et (partiellement) connu comme celui des Thèses de Hambourg — qui d’ailleurs ne se présentent pas sous forme de thèses puisque nos pochetrons, qui étaient sans doute trop bourrés pour pouvoir écrire quoi que ce soit, avait décidé de n’en garder aucune trace matérielle ; ce qui fait qu’elles restèrent totalement ignorées de tout le monde — leurs « rédacteurs » compris — et qu’elles le seraient restées pour toujours si D. n’avait pas éprouvé le besoin d’en révéler tardivement la substantifique moelle : « L’ I.S. doit, maintenant, réaliser la philosophie ». Paroles d’ivrognes, dira-t-on, qui ne sauraient tirer à conséquence. On aurait tort. Parce que mine de rien cette forte sentence annonçait ni plus ni moins la liquidation future des artistes de l’I.S — et ce qui allait suivre : « On peut donc reconnaître que dans les “Thèses de Hambourg” a été marqué la fin, pour l’I.S., de sa première époque — recherche d’un terrain artistique véritablement nouveau (1957-61) ; et aussi a été fixé le point de départ de l’opération qui a mené au mouvement de mai 1968, et à ses suites. », comme l’écrira aussi D., qui rétrospectivement voyait loin.
Nous anticipons encore ; mais de moins en moins parce que, avec le temps qui passe — en fait c’est nous qui passons ; et, en l’occurrence, qui repassons — comme Guy — les plats réchauffés que l’Histoire (la « grande ») a déjà servis (et desservis) —, nous nous rapprochons peu à peu, lentement mais sûrement, de bifurcation en digression, d’aller en retour, de la fin de cette Histoire (la « petite », celle que je raconte) qui, pour être désinvolte (on voit que l’épithète n’est pas usurpée), n’en a pas moins un sens qui, je l’espère, doit commencer à se dégager pour le lecteur bénévole de ces considérations quelque peu décousues — mais qu’on ne saurait néanmoins qualifier de lâche rhapsodie — qui suivent cahin-caha le chemin tortueux du petit bonhomme d’écolier — que je fus et que ne suis malheureusement plus — parce que tout finit par passer aussi pour nous qui passons — qu’on le veuille ou non — pour aller on ne sait trop où — probablement dans le grand trou noir où tous les mondes s’abîment et nous avec eux, un jour ou l’autre — mais reviennent éternellement — si l’on en croit Nietzsche et la loi de conservation de l’énergie — mais ça nous fait une belle jambe parce qu’il faut quand même mourir d’abord — et après on sait pas.
(À suivre)
Notes
Note 29.
Petits arrangements entre amis : Jorn démissionne de l’I.S. en avril 1961. En fait, il continue à participer à l’activité du groupe situationniste — il sera évidemment présent à la Ve Conférence de l’I.S. à Göteborg — sous le pseudonyme de George Keller ; et à financer l’I.S. grâce à la vente de ses tableaux. Il est cité sous le nom de Keller dans le n° 7 d’I.S., Notes éditoriales, Les mauvais jours finiront, p. 16 ; Renseignements situationnistes, p. 31 ; ainsi que dans le n° 8, Rumeurs choisies, p. 64. Debord lui gardera, jusqu’à sa mort, le 1er mai 1973, toute son amitié ; et lui rendra un hommage appuyé (et mérité) dans ses derniers films.
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