lundi 25 juillet 2011

Histoire désinvolte - Épisode 12

J’ai dit — et je répète donc — qu’il revient à Jean-Pierre d’avoir trouvé Gérard pour Guy ; mais ce que je n’ai pas dit encore — et j’y viens à présent — c’est que la première « mission » que lui avait confié Guy ne concernait pas son livre ; elle consistait à trouver un producteur pour le film qu’il voulait en tirer — comme il l’avait dit superbement à Jean-Pierre à l’époque : « Nous n’avons pas besoin d’un éditeur. » — c’était évidemment avant qu’il veuille se débarrasser de l’« avare » Buchet. Lebo qui ne tenait pas alors à produire le Spectacle — allez savoir pourquoi, puisqu’il se ravisera bientôt ; il est vrai qu’il n’avait pas encore rencontré le Maître mais seulement son émissaire — mais qui connaissait bien le « milieu », avait d’abord aiguillé Jean-Pierre vers l’Actuel Jean-François B. qui refusa également ; puis vers un certain R., producteur, entre autres de Godart (« Le plus con des suisses pro chinois » dixit l’I.S»).

Nous sommes là, sinon à un tournant de l’Histoire, du moins à son point d’inflexion, à partir duquel les trajectoires, jusque là parallèles et néanmoins convergentes, de Guy et de Jean-Pierre vont commencer à se séparer. En effet, il faut savoir que Guy, dans sa grande générosité, avait décidé d’intéresser (financièrement) son ami Jean-Pierre à la réalisation du film — il devait en être le coproducteur — pour lequel il lui fallait trouver un producteur ; la condition sine qua non étant que Jean-Pierre se démerde seul sans jamais l’impliquer ; et ce jusqu’à la signature d’un contrat où alors seulement il daignerait apparaître (dans toute sa splendeur) pour y apposer sa griffe de sa petite main dodue (Cf. Panégyrique tome second). Mais voilà, le R. se faisait tirer l’oreille — et refusait de lâcher l’oseille avant d’avoir rencontré le Maître en personne. Alors, dans un moment d’égarement (qu’on pourrait dire de faiblesse roublarde), Jean-Pierre commit l’erreur (fatale) de faire miroiter au futur producteur de Guy, une entrevue dans un café avec le « grand homme »— qui devint ainsi le Café de l’occasion perdue. Ce qui, D. venant à l’apprendre, eut pour conséquence qu’il se vit immédiatement (et définitivement) retirer « l’affaire »52 par Guy pour non respect de contrat. Les choses en restèrent provisoirement là entre les deux hommes. Jean-Pierre continua de faire partie de la « garde rapprochée » de Guy » ; qui lui gardait toute sa confiance, puisqu’il en fit son « émissaire extraordinaire » auprès de Gianfranco S., interdit de séjour en France depuis les « événements de 68 », et avec lequel il était en train de mettre au point la délicate opération Censor — et, à ce propos, il faut bien dire que Gianfranco merdait grave et donnait bien du fil à retordre à son « frère » Guy. Donc, en apparence, tout semblait baigner entre le boss et son lieutenant (pas toujours fidèle) ; mais cela n’était pas destiné à durer, autant le dire tout de suite. Parce que Jean-Pierre n’était pas seulement un « homme de main », c’était aussi, je crois l’avoir dit, une « tête » qui pensait : un théoricien53. Et en matière de théorie le Maître incontestable (et qui ne supportait pas d’être contesté) était Guy D. Pourtant, en « grand seigneur » — qu’il savait être à l’occasion —, il tolerait les velléités théorisantes de son factotum favori ; et même les appréciait parfois. Particulièrement le Reich Mode d’emploi54, brochure de Jean-Pierre dont le Champ Libre avait particulièrement soigné la réalisation : la « chose » se présentait en effet dans une pochette contenant le texte, sous la double forme d’un petit dépliant et d’une grande affiche illustrée, le tout sur un très beau papier « vergé vert pomme teinté dans la masse » qui avait coûté bonbon (Cf. Guégan, Cité Champagne, etc., Grasset, 2006). Le « vieux » V. affirmera pourtant mordicus, quelque années plus tard — et contre toute apparence — qu’il n’avait jamais parlé théorie avec D. « J’ai essayé une fois ; au bout de deux minutes, il m’a dit : tu te fous de ma gueule ? » Et J.-P. d’ajouter : « J’aurais dû. » Seulement Jean-Pierre ne dit pas de quoi il avait essayé de parler avec D. Sans doute de sa « proposition majeure » selon laquelle : « L’économie n’existe pas. » Il faut dire aussi, pour être complet, que Jean-Pierre était mensualisé par le Champ Libre à l’époque — il occupait donc une position (confortable) et stratégique auprès de son éditeur ; qui était aussi celui de Guy (auquel il ne pouvait rien refuser et auquel il ne refusera donc pas la tête de Jean-Pierre le moment venu) — ; il était de plus le directeur de l’Institut de Préhistoire Contemporaine, petite officine subversive qu’il avait créée, et dont les productions étaient labélisées Champ Libre.


Notes

Note 52.
« Mon cher Jean-Pierre, Raspaud, qui s’était trouvé chargé par toi de me tenir au courant de tes contacts avec Rassam, entrepris sur l’initiative de Lebovici pour le tournage du Spectacle, vient de me révéler hier un nouvel aspect de tes activités que je ne peux certainement pas laisser passer. […] Lorsque, Raspaud et toi, vous avez conversé avec Rassam […], ce personnage vous avait émis, en des termes désagréables, la prétention de me rencontrer. Ce pauvre Rassam, même s’il lui arrive d’avoir parfois un peu d’argent entre deux échecs godardistes ou la revente d’un stock de tapis du Maroc racheté aux douanes, ne peut certainement pas croire qu’il pourrait acheter le droit de me fréquenter. Et quant à l’aspect professionnel de la question, on voit mal à quel titre tu aurais pu être payé par un important pourcentage sur les bénéfices de mon film, si ce n’était pas justement pour m’éviter le désagrément de rencontrer moi-même des individus de ce genre. […] J’ai appris hier seulement un fait impardonnable, et que tu n’avais avoué à Raspaud qu’après plusieurs semaines. Quand quelque temps après la rencontre évoquée ci-dessus, le même Rassam a fixé à Raspaud et toi un rendez-vous dans un café, auquel il vous fit attendre vingt minutes sans venir, tu étais allé le chercher ensuite à son secrétariat. À ce moment, tu as sciemment laissé croire à celui qui essayait de joindre Rassam par téléphone que je pouvais être moi aussi là, dans le même café, à attendre ce con. […] L’accord que nous avions sur le plan cinématographique est donc désormais caduc. Bien sincèrement. Guy Debord » (Lettre à Jean-Pierre Voyer, copie à Gérard Lebovici, Paris, le 9 août 1972 ; Guy Debord, Correspondance, volume 4, Librairie Arthème Fayard, 2004.

Note 53
Il n’est pas inutile de donner ici la liste des ouvrages écrit par Voyer. « Publications de l’Institut de Préhistoire Contemporaine aux éditions Champ Libre » : Reich, mode d’emploi, 1971 ; Introduction à la science de la publicité, 1975 ; en collaboration avec Jean-Jacques Raspaud : L’Internationale Situationniste, 1972 ; Une Enquête sur la nature et les causes de la misère des gens, 1976. Publications de l’Institut de Préhistoire Contemporaine : Rapport sur l’état des illusions dans notre parti suivi de Révélations sur le principe du monde, 1979 ; Fin du situationnisme paisible, 1981 ; Revue de préhistoire contemporaine n° 1, 1982. Aux éditions La Nuit : Hécatombe, 1991. Plus les rééditions Anonymes des mêmes — sans oublier les « nouveautés » : Diatribe d’un fanatique, dont l’éditeur Anonyme a réalisé une « édition de luxe » (cousue main !) ; dont peut consulter le texte en ligne sur le site internet où, paraît-il, M. Ripley s’amuse.

Note 54.
Qu’il envoie à Sanguinetti ; il lui fera aussi parvenir sa Lettre ouverte aux citoyens du F.H.A.R. : « Voilà un joli tract de Jean-Pierre, sur les fausses lesbiennes du F.H.A.R. […]. » (Lettre à Gianfranco Sanguinetti du 13 décembre 71.)

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