4. Supplément (gratuit) : Le « situationniste inconnu »
Je remets donc une tournée générale ; j’espère que le lecteur (toujours bénévole) m’en saura gré. Il faudra pour cela retourner encore une fois au « Café de la jeunesse [définitivement] perdue », quelques années avant 68 — encore un contre temps dira-t-on ; certes, mais nécessaire, le lecteur en conviendra puisqu’il s’agit d’y faire la connaissance du « situationniste inconnu »47 — qui de ce fait n’a pas encore pu paraître sur la scène de cette Histoire — pleine de « bruit et de fureur » ; mais pleine sens aussi, comme chacun aura pu le constater pour peu qu’il ait suivi jusque là. J’ai eu l’occasion de parler des « frères » successifs que Guy s’était trouvés tout au long de sa carrière ; mais il me reste encore à évoquer ce « frère »-là — qui deviendra un frère ennemi doublé d’un faux-frère, dont Guy aura bien du mal à se débarrasser — d’ailleurs il ne réussira pas vraiment à se débarrasser de Jean-Pierre-le-« fou »48 — il ne lui restera que la solution d’imposer l’omertà sur le nom du renégat : de l’effacer de la mémoire (et de l’Histoire de l’I.S.) — ; j’ai nommé : Jean-Pierre V.-le-Terrible. Le lecteur étonné — et, il faut bien le dire, mal renseigné sur la véritable Histoire de l’I.S. — me dira : mais qui c’est celui-là ? « il est bizarre, ce mec-là ; qu’est-c’ qu’y veut, qu’est c’ qu’il a ; qui c’est celui-là… » Eh bien, nonobstant sa non appartenance formelle à l’I.S., Jean-Pierre peut se targuer d’avoir joué un rôle non négligeable, aux côtés du big boss, dans l’organisation situe. Jean-Pierre est ce qu’on appelle un « caractère » — voire un caractériel. Dressons-en un bref portrait. Déserteur de la guerre d’Algérie, il va trouver refuge en Suisse où il lit Marx et l’I.S., entre deux courses, dans son taxi. De retour à Paris, il fréquentera naturellement le « quartier » situ ; et, c’est ainsi qu’il rencontrera D. & Cie — mais le « vieux » Jean-Pierre, oublieux de sa « folle jeunesse », préférera présenter les choses de façon plus désinvolte — on voit que je ne suis pas le seul — : il aurait rencontré Guy « par hasard » — hasard objectif, quoi qu’il en soit, comme dirait l’autre.
C’est cette histoire méconnue ; et (toujours) occulté par les «Amis de Guy et de l’internationale réunis », que je me propose de raconter à présent au lecteur, dans un supplément (gratuit) ; pour compléter l’autre, l’officielle, la « légende dorée », telle qu’elle est compilée dans l’Histoire de l’Internationale situationniste de Jean-François M. — qui avait évidemment reçu l’imprimatur de D. puisqu’il en avait supervisé la rédaction —, un des derniers « proches » du Vieux-(Guy)-de-la-montagne (auvergnate, en l’occurrence). En effet, après avoir quitté Paris — qui « n’existe plus » — Guy s’était trouvé une petite bicoque dans les monts d’Auvergne, qui lui servait de base de repli ; et où il faisait retraite entre deux « déplacements » à l’étranger — il avait bien essayé de jouer l’Arlésien mais il avait été contraint de quitter la ville envahie par les « médiatiques » venus le débusquer après l’assassinat de Lebo — mais j’anticipe, c’est encore un autre volet de l’histoire que j’ouvrirai le moment venu pour y faire entrer la lumière — ; et de déménager encore une fois le banc de la Sorbonne49 qu’il trimballait partout avec lui — souvenir de 68.
(À suivre)
Notes
Note 47.
Évidemment, Voyer n’est pas totalement inconnu ; ne serait-ce que dans le « petit milieu » philositu — où il est interdit de prononcer son nom : omertà oblige. Les épigones de l’Encyclopédie des Nuisances, plus courageux, l’expédient au détour d'une phrase où il est rangé à côté de Faurisson « avec les ratés du système de la pensée-barnum où la bêtise se doit d’être fracassante » ; et ceux de Tiqqun, franchement téméraires, en un paragraphe, et « en passant », où il est traité de « bouffon-dialecticien ». Il a aussi ses groupies. Mais la véritable reconnaissance, c’est de l’extrême-droite qu’elle lui viendra. Dans éléments (n° 115, hiver 2004-2005), il est cité en bonne compagnie dans un article intitulé Les aventures de la valeur, La kabbale révolutionnaire de Tiqqun, qui commence ainsi : « Le moins que l’on puisse dire, c’est que le collectif instable gravitant autour de la revue Tiqqun brasse large, quant à ses inspirations, parmi ce qui s’est fait de mieux dans la critique radicale de la société bourgeoise, de Karl Marx à Ernst Jünger, de Carl Schmitt à Guy Debord, de Gilles Deleuze à Jean-Pierre Voyer […] », etc. ; et dans Le Choc du mois (février 1992), un certain Xavier Rihoit rédige une Lettre ouverte à un situationniste — qui se nomme Jean-Pierre Voyer. Et de « l’extrême gauche » post-situationniste, d’un vindicatif Observatoire de Téléologie [sic] qui, n’ayant pas réussi à anéantir l’« enculé » qui avait repoussé ses avances appuyées, a décidé de disparaître. On n'a jamais que la reconnaissance qu’on mérite.
Note 48.
« Voyer est un demi-fou, mais rusé. Par arrivisme, quoique toujours sans succès, il joue au fou comme il a joué au théoricien. » (Lettre de Debord à Jaap Kloosterman du 12 mai 81.) ; « Depuis que Voyer a enfin fixé ses idées, on peut dire qu’il défend sa seule idée fixe avec une sublime opiniâtreté. Il me rappelle vraiment Isou, quand ce créateur plus prolixe me condamne. Mais on doit penser qu’Isou, dans les longs intervalles où il ne parle pas de moi, délire sur bien d’autres sujets. Tandis que Voyer vous [Gérard Lebovici] a élu comme thème unique de son œuvre novatrice. Jusqu’ici, je croyais qu’en général il simulait la folie. Maintenant, je pencherais plutôt pour l’authenticité. » (Lettre de Debord à Gérard Lebovici, 29 septembre 81.) ; à Me Thierry Lévy : « Je vous remercie de m’avoir fait suivre le courrier adressé pour moi chez vous. Mais il s’agit d’un fou, qui se vante de la mort de Gérard comme s’il en était l’auteur. L’individu, qui nous est connu, est capable d’écrire douze lettres par semaine. » (Lettre du 14 avril 1984, Arles.)
Note 49.
Nous sommes à Arles. « La maison [des Debord] se trouve dans un dédale de petites rues, au bord du quartier de la Roquette, longeant les quais du Rhône, dans la partie ouest de la ville. […] Je découvre la petite maison étroite à étages, comme le sont les maisons arlésiennes, avec une pièce unique au rez-de-chaussée. […] Contre le mur du fond, face à la petite entrée, nous prenons place autour d’une table de ferme, Guy est assis dos au mur, sur un banc. Je l’interroge sur la provenance de ce banc, qui m’a un peu intrigué en entrant par la rigueur religieuse de son dossier. Il me répond que c’est un banc de la Sorbonne avec l’expression manifeste du plaisir d’une conquête. » (L’Amitié de Guy Debord, rapide comme une charge de cavalerie légère, Bessompierre, Les fondeurs de briques, 2010.)
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