lundi 4 juillet 2011

Histoire désinvolte - Épisode 6



C’est donc la faute à Hambourg — retour de Göteborg — qu’à Anvers — et contre tous les artistes — l’I.S. s’engagea sur la voie ultra-politique — et sans issue, il faut bien le dire — a posteriori, c’est évidemment plus facile — de la Révolution Mondiale Totale (et définitive) qui ne devait aboutir qu’au pétard mouillé de 68 — qui reste malgré tout la référence ultime en la matière ; puisque, aussi bien, (l’échec de) 68 est toujours jusqu’à preuve du contraire l’horizon indépassé (et donc jusqu’à présent indépassable) de toute révolte future — digne du beau nom de Révolution — probable, possible — impossible, pas possible ! — et compossible avec toutes les autres révoltes futures, présentes et passées, dépassées, à surpasser, de toute façon d’une manière ou d’une autre, ici et maintenant, ailleurs et demain, dans les siècles des siècles : Amen.

En attendant, le général D. dans son « quartier » — qui accueillait volontiers les mineures « débauchées » — qu’il enrôlait illico comme cantinières (« La Madelon etc. ») — et plus si affinité — dans sa (« mauvaise ») troupe : il aimait beaucoup « les très jeunes filles, pas touchées par la saleté du monde »30 — des maisons où on essayait de les corriger sans résultat — élaborait les plans de batailles futures ; des « instructions pour une prise d’arme » à venir ; une insurrection généralisée — qui surprendrait tout le monde ; même ceux qui la préparaient activement, sans savoir si, même, ni quand, elle aurait lieu — mais dont ils seraient, quoi qu’il arrive, les hérauts — et les héros — malheureux ; parce que la guerre (de la liberté) est injuste ; et que ce sont toujours les meilleurs qui partent (souvent la queue entre les jambes) sans même avoir pu emporter un os à ronger de ce banquet foiré qu’est une révolution ratée. Cela dit sans vouloir mettre les choses au pire — qui d’ailleurs finit toujours par arriver qu’on le veuille ou non — ; et même si on a du mal, il faut quand même s’y faire parce qu’on n’a pas le choix ; et que, de la même manière que, ce qui est fait est fait et que ce qui n’a pas été fait reste à faire, il ne reste plus qu’à essayer de repartir du bon pied (bon œil) et sur une base nouvelle quand l’occasion s’en présentera — c’est-à-dire : à la prochaine on les aura ! ; et on verra ce qu’on verra, parce que plus forts des (mauvaises) expériences passées — dont on aura tiré, comme il se doit, les leçons — on sera cette fois en mesure de faire triompher « la bonne vieille cause » — du moins on l’espère — et d’emballer — pourquoi pas ? — une bonne fois pour toute le morceau — même si on sait bien que ce ne sera pas de la tarte.

Mais retournons battre la campagne avec Guy — et ses « enfants perdus » — qui essayaient justement d’en élaborer, dans ses grandes lignes, le plan. Donc, le truc, en gros — un vieux truc à l’agitateur Karl M. —, c’était de tout miser sur la « spontanéité des masses » qui, quand elles sont opprimées trop longtemps, finissent toujours, en principe, par se révolter — ce qui implique d’être patient ; et si on ne l’est pas de s’arranger face à une situation potentiellement explosive mais qui peut faire long feu ; d’essayer d’y jouer le rôle du détonateur qui mettra le feu aux poudres et fera sauter tout le bordel quand la masse aura atteint son seuil critique. Mais la masse en question, qui avait déjà été beaucoup manipulée par d’autres artificiers amateurs moins scrupuleux — ce qui avait eu pour conséquence de la comprimer encore plus au lieu d’en libérer le potentiel par une réaction spontanée — ce qui est quand préférable parce que la spontanéité, c’est quand même la meilleure solution pour une explosion sociale, parce qu’elle permet à la masse de s’organiser toute seule — ce qui est tout de même moins fatigant que de se coltiner toujours tout le boulot. C’est pourquoi l’I.S. se décida pour l’option : Conseil Ouvriers — qui présentait l’avantage ne n’avoir pas fait jusqu’à présent l’objet d’une expérimentation à grande échelle. Il s’agissait en somme de passer De la grève sauvage à l’autogestion généralisée31 via les Conseils (anti) ouvriers. Voilà grosso modo vers quoi voulait se diriger l’I.S. après sa VIe Conférence.

LES CONSEILS OUVRIERS PARTOUT, donc ; comme le répéterait encore la 5e Directive. Mais la question restera longtemps posée de savoir si ce fier mot d’ordre était vraiment judicieux — surtout après 68 où l’on verra la « belle jeunesse » (estudiantine et) ouvrière plutôt encline à déserter « ses » usines et à partir sur Les chemins de Katmandou32 et d’ailleurs — « Ailleurs, on croit la vie est meilleure… »33 — qu’à y rester enfermé pour les occuper. C’est d’ailleurs le reproche qui sera fait par suite à D. par « son ouvrier » — l’I.S. comme toute organisation révolutionnaire qui se respecte se devait d’avoir au moins un ouvrier à ses côtés —, Yves le M. ouvrier ajusteur, justement, dans son livre : Bye bye turbin, que son ami Guy, très fair-play malgré tout, contribuera à faire publier34. Il est vrai que ces fameux Conseils ouvriers devaient plutôt être, dans l’esprit de l’I.S., des Conseils anti-ouvriers ; comme une « organisation prolétarienne » était en fait une organisation anti-prolétarienne ; parce qu’il n’était évidemment pas question de pérenniser le prolétariat mais bien de l’abolir — comme le travail et tout ce qui va avec — et dans la foulée toutes les classes dont il était la dernière apparition sur la scène de l’Histoire qu’il avait dû longtemps hanter comme spectre et dont il s’apprêtait maintenant à brûler les planches (pourries) en y installant sa dictature — nécessaire mais néanmoins transitoire — qui céderait elle-même la place à la société sans classe où tous les gars du monde (sans oublier les filles) pourraient enfin se donner la main. Seulement les choses se passent rarement comme elles devraient idéalement se passer ; et de Conseils, il n’y en eut pour ainsi dire pas en 68 — si l’on n’excepte celui qui se donnait pour objectif le Maintien Des Occupations — où, fort logiquement, s’activaient Guy et ses camarades — dont les ouvriers ne voulaient justement pas, comme essayait de l’expliquer Yves, dans son livre, à son ami Guy qui ne voulait rien entendre d’autre sur le sujet que ce que lui-même allait en dire dans le compte rendu à paraître dans le 12e numéro du journal de campagne de l’I.S. — qui allait être le dernier ; pas tant parce que 12 était un bon chiffre et que le suivant avait mauvaise réputation — ce qui en tout état de cause n’était pas pour effrayer Guy — mais surtout parce que le cœur n’y était plus chez les situs déconfits et que Guy serait contraint de fermer la boutique — comme il l’expliquera par la suite dans un ouvrage ad hoc ; mais comme il faut quand même essayer de garder un semblant de chronologie lorsqu’on raconte l’Histoire, fût-ce de manière désinvolte, sinon plus personne ne s’y retrouve — et je ne voudrais pas vous perdre —, nous y reviendrons.

Pour l’heure, et l’heure étant à la radicalisation de ses positions, l’I.S. va s’employer à nouer des contacts avec les éléments contestataires les plus décidés où qu’ils se trouvent, fut-ce même à l’autre bout du monde, comme c’était le cas pour les kamikazes de la Zengakuren, fers de lance de la contestation radicale estudiantine au Pays du Soleil levant — le Pays des Soviets étant impraticable pour cause de « rideau de fer » — avec laquelle l’I.S. avait pris langue — malgré les difficultés évidentes de communication ; mais les situationnistes qui étaient des spécialistes de la communication n’allaient pas reculer devant la difficulté que représentait une langue, aussi exotique fût-elle — ; ce premier contact avec le monde étudiant n’est d’ailleurs peut-être pas étranger à l’idée qui allait se faire jour chez les situs d’une intervention, dans le milieu universitaire — où ils étaient jusqu’à présent absents — qui soit à la hauteur du radicalisme des japonais.

C’est dans le même esprit que l’I.S. allait être amenée naturellement à soutenir, en Espagne, pour lequel D. avait une prédilection particulière — il faut dire que les belles Andalouses n’étaient pas étrangères à cet amour —, les militants antifascistes radicaux de l’Accion Communista, qu’un l’aficionado sans qualité35 — donc un dilettante — devait comparer plus tard aux Enragés de l’université de Nanterre — qui n’existaient pas encore à l’époque — mais cela n’allait pas tarder. Restons à l’université puisque nous y sommes — pas celle de Nanterre, donc ; mais il y avait bien sûr d’autres universités que celle-là dans le beau pays François — qui pour l’heure n’était pas encore dirigé par le Mythe errant — ; nous nous intéresserons, parce qu’elle le mérite, plutôt à celle de Strasbourg, où pour l’heure — pas la présente, donc, mais celle d’avant — et on a beau dire qu’avant c’est pas l’heure : pourtant, ici, si — officiait un éminent professeur appelé M., Abraham de son petit nom, qui avait (bien) réussi à y faire son trou ; et à qui était venue l’idée saugrenue de vouloir déclarer sa flamme, par courrier spécial, à l’I.S. en général ; et surtout à Guy en particulier — ce que Guy n’eut pas l’heur d’apprécier puisqu’il l’envoya proprement chier par retour d’icelui (le courrier). Coïncidence remarquable cet épisode burlesque se déroulait précisément dans une ville où l’I.S. s’apprêtait à frapper un grand coup de gong qui allait résonner jusqu’à Nanterre, Paris, et se propager au reste du monde ; mais qui résonna inauguralement lors de la rentrée universitaire aux oreilles d’Abraham qui était précisément professeur à Strasbourg — futur épicentre du séisme mondial à venir — sous la forme d’un monôme orchestré par des étudiants prositus — où il en prit accessoirement plein la gueule : œufs, tomates et tutti frutti : la « révolution » était lancée ; mais le monde l’ignorait alors.

(À suivre)


Notes

Note 30.
Jean-Michel Mension, interviewé pour la série d’émissions que France Culture a consacrée à l’I.S. en mai 1996.

Note 31.
C’est le titre d’un livre de Ratgeb alias Raoul Vaneigem paru en 1974 ; refusé par Champ Libre — il paraîtra chez Bourgois dans la collection 10/18. — sur l’avis de Debord qui en était le « conseiller occulte » — bien qu’il s’en soit toujours défendu : « Quoi que certains puissent dire, je ne suis pas le Weltgeist assis derrière les bouteilles, et Champ Libre n’est pas ma création. » (Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun, du 26 décembre 1976, Editions Champ Libre, Correspondance, vol.1.) Certes, Champ Libre n’est pas sa « création », mais il est certain qu’il y donnait des avis qui étaient généralement entendus — comment l’excellence ne commanderait-elle pas là aussi ?

Note 32.
Mauvais film générationnel d’André Cayatte, sorti en 1969, et sensé dénoncer les ravages de la drogue parmi la jeunesse en rupture de la fin des années 60, qui était tentée par «  l’aventure hippie ».
Note 33.
Ailleurs (1976), chanson de Gérard Manset. — « Ce temps-là, c’est loin ; c’est fini d’y croire… » (1988) ; en 1968, il chantait : Animal, on est mal / Et si on ne se conduit pas bien / On renaîtra peut-être dans la peau d’un humain. » — trop humain.

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