mardi 5 juillet 2011

Histoire désinvolte - Épisode 7



Pendant ce temps, qui bien que relativement court au regard du temps universel, se montre décidément très riche en événements, qui ne deviendraient mémorables que rétrospectivement, Guy et son « frère » Raoul avaient encore trouvé le temps — un autre, de nature différente, au sein du précédent, celui de l’écriture, qui est en fait une sorte d’arrêt du temps ordinaire : une manière d’éternité — de mettre en chantier les deux ouvrages qui resteraient pour la postérité, les livres canoniques de la pensée situationniste : le Traité de savoir-vivre du camarade Raoul et La Société du spectacle de Maître D., que tout un chacun se doit d’avoir, sinon lu, — il ne faut quand même pas trop en demander ; mais on doit impérativement en avoir entendu parler si on ne veut pas passer pour un plouc — du moins d’avoir, c’est fortement recommandé si l’on veut passer pour un « affranchi », rangé dans les rayons de sa bibliothèque à la section des classiques de la subversion, à laquelle ils ressortissent ; et où il convient donc qu’ils figurent en bonne place : la première ; à moins qu’on ne préfère les classer selon l’ordre alphabétique des auteurs, auquel cas, outre le fait que D. serait favorisé par rapport à V. ce qui n’est pas juste — les deux frères d’armes seraient de plus séparés ; ce qui ne doit pas être en l’occurrence, non seulement parce que ce sont des « frères » mais surtout parce que les deux ouvrages qu’ils ont écrits, traitant le même sujet dans des styles différents, et qui furent conçus séparément, manifestent pourtant la remarquable conjonction des deux esprits avec l’esprit du temps — ce qui n’a pas échappé à Guy qui écrira après avoir lu les épreuves que Raoul lui avait adressées : « Un peu tardivement les éloges vont pleuvoir ! […] le Traité est une réussite qui va au-delà de nos légitimes espérances. […] Une autre bonne chose : nos deux ouvrages, traitant évidemment du même problème, confluant dans la même perspective, vont passer sur ce terrain sans se confondre ; mais en s’y croisant de nombreuses fois et se soutenant toujours. »36 ; il révélera aussi à son « frère » — et aux lecteurs de cette Correspondance par la même occasion, toujours friands de détails anecdotiques — que pour écrire son livre il s’est « arrêté absolument de boire jusqu’à ce que la dernière ligne soit écrite. »37, ce qui n’a pas dû être facile pour un pochetron de sa capacité ; il ajoute, toujours modeste : « Exemple digne de l’antiquité ! » — mais quand même cela force l’admiration : penser que Guy a couru le risque de mourir de soif pour écrire un livre qui n’aurait donc pas vu le jour s’il était mort au travail ; et sans le camouflet duquel la face du monde serait restée imperturbée, si ça se trouve ; sans compter que son Histoire — celle de Guy et celle de l’I.S. que j’essaie tant bien que mal de vous raconter — se serait ainsi stupidement arrêtée là sans qu’il ait pu même avoir droit au dernier verre du condamné — ce qui aurait été le comble étant ce qu’il se flattait d’être — mais le Destin ne pouvait pas se montrer si cruel : s’il y a un Dieu, c’est bien pour les ivrognes, à n’en pas douter ; c’est ainsi qu’il aura pu, après cette traversée du désert, continuer à se rincer comme il se doit le gosier avant de jeter l’éponge (bien imbibée) en choisissant lui-même une autre mort plus rapide mais tout aussi efficace que celle à laquelle il était promis si par malheur il était resté sec — littérairement et absolument parlant —, sidéré, planté au beau milieu du désert spectaculaire, désintégré.

Dans cette « nouvelle époque »38, qui s’était ouverte à Anvers l’I.S. allait pouvoir enfin donner toute la mesure d’un internationalisme qui était jusque-là resté plutôt limité géographiquement. Après le Japon et l’Espagne — en passant par l’Angleterre où elle venait de recruter —, c’est aux révolutionnaires d’Algérie (et de tous les pays) que l’I.S. va s’Adresse[r] — sans oublier ceux du Congo (qui n’étaient plus belges : c’est toujours çà qu’il n’aurait pas) — ; puis ce sera les Etats-Unis où le toujours sagace Guy décèlera les prémices du « Déclin » qui devait entraîner la « Chute de l’économie spectaculaire-marchande » — mais ce n’était là qu’une illusion (spectaculaire, justement) induite par le système (du même nom), comme le prouvera la suite —  ; et la Chine, où la bureaucratie en place — qui n’avait plus rien de céleste — était en train d’épuiser son mandat sans le savoir — ce que Guy, qui avait l’œil et un émissaire dans la place en la personne de son lieutenant René V. pour l’informer, était déjà en mesure d’annoncer ; tout cela sans quasiment quitter son fief parisien où il préparait pour le moment, et en attendant mieux, les campagnes futures que l’I.S. aurait à mener, rien qu’avec un Kriegspiel39 de son invention et l’aide bénévole de Clausewitz — qui avait quand même une réputation certaine en la matière. Mais la Fronde qu’il appelait secrètement de ses vœux était en train de mûrir, à Strasbourg précisément où nous retournerons donc ; parce qu’il faut toujours s’arranger pour être « là où ça se passe » — ce qui est évidemment plus facile rétrospectivement quand cela s’est déjà passé et que l’on peut revenir tranquillement faire du tourisme historique sur un lieu qui l’est devenu, que de faire de la prospective pour essayer de deviner où il faudra se trouver demain pour être aux premières loges d’un événement qui n’est pas encore arrivé.

En attendant, dans notre Histoire, c’est à Strasbourg que tout a commencé. À Strasbourg, en ce temps-là, que les moins de (trois fois vingt) ans ne peuvent pas connaître, y’ avait Dédé B., y’ avait Daniel J. et puis André S. — plus d’autres olibrius dont on se souviendrait plus tard comme des (vilains) garnaultins40, quand Guy les aura mis à la porte de l’I.S. dont ils projetaient de l’exclure, les salopiaux !, lui, l’Unique, propriétaire-fondateur de la boutique — qui accessoirement glandaient à l’université quand ils n’étaient pas occupés à se bourrer la gueule dans différents bistrots de cette belle ville — mais c’est Fernand qui remportera la palme puisque son rade — le bien nommé : La Victoire — sera promu : Quartier Général des situationnistes strasbourgeois. Parce que s’il y a quelque chose qui rapprochait objectivement, avant toutes les autres, nos « étudiants » strasbourgeois de l’I.S., c’était certainement cet amour immodéré de la boisson et des endroits qui y étaient consacrés — et conséquemment de toutes les dérives que ce genre de pratiques induisait. C’est dire que le rapprochement des deux parties devait se faire naturellement — comme il devait d’ailleurs se défaire brutalement par la suite, du fait du caractère totalement incontrôlable de ses membres dont Daniel J. était certainement l’un des plus représentatifs. Puisqu’il s’agissait d’organiser un coup d’éclat dans le milieu universitaire, J. qui était un saboteur né — « J’en ai acquis le goût [du sabotage] dès ma première enfance. » ; puis : « J’ai donc saboté mes études secondaire. » — était l’homme de la situation ; pourtant ce qui avait si bien commencé devait forcément mal finir : « Curieusement, notre groupe se brisa parce que certains voulaient réaliser un autre sabotage. Il s’agissait de saborder l’I.S. ou du moins D. et K.»41 Mais ce n’est pas pour tout de suite. Donc, Daniel, Dédé et les autres s’activaient — principalement au Q. G. situ, chez Fernand, qui voyait (d’un bon œil) son chiffre d’affaire grimper — ; le « scandale de Strasbourg » était en marche — et en de bonnes mains. Mais Guy, qui aimait bien contrôler, comme il se doit, la situation, avait mandaté l’un de ses hommes liges auprès de nos trublions : le « buveur de tisane » (Dédé dixit) cheik Mustapha K. qui fut donc adjoint au club des buveurs de bière autochtones pour les seconder dans la rédaction du fameux libelle qui allait assurer la célébrité de l’I.S. à travers le monde : le désormais « culte » De la misère en milieu étudiant etc. ; pour lequel Dédé avait réalisé la non moins célèbre B.D. publicitaire intitulée : Le retour de la colonne Durutti (sic), qui reste l’un des plus beaux fleurons de l’iconographie situe — que l’on trouve aujourd’hui reproduite partout où il est fait référence à l’I.S. — sauf ici, parce que je n’ai pas les moyens de payer des illustrations pleine page. Quoi qu’il en soit, l’opération diligentée par nos pieds nickelés — dont une partie allait être recrutée par l’I.S. — fut une totale réussite. Bref, ils étaient arrivés, avec des moyens plutôt modestes, à foutre un bordel monstre dans une université jusque-là paisible. Mais ce qui n’aurait pu être qu’un « coup » sans lendemain, était en fait l’« ouverture » de la grande opera situe — qui se jouerait à Paris, cette fois et sans laquelle l’I.S. ne serait sans doute qu’une étoile de troisième grandeur au firmament de la subversion (carabinée) au lieu d’être adulée comme une diva. Et ce « coup » (de génie), doit quand même beaucoup, si ce n’est pas tout, à une bande de branleurs (si peu) étudiants, il faut bien le dire ; parce que Guy de son côté n’a pas hésité à tirer tout ce qu’il a pu de la couverture à lui, pour s’en draper comme l’imperator sans la lucidité stratégique duquel rien de qui était arrivé ne se serait produit.

Mais l’Histoire s’accélérant, je m’en voudrais, après l’avoir plusieurs fois devancée, de me laisser à présent distancer par elle ; nous allons donc foncer dare-dare à Nanterre où elle se poursuit et où nous la suivrons — non sans avoir mentionné brièvement l’exclusion prévisible, et qui n’allait pas tarder, des « Trois provocateurs » garnaultins qui n’auront pas fait assez « Attention ! » et n’auront ainsi fait que passer dans la bande à Guy — qu’ils avaient intégrée après le « coup » de Strasbourg et qu’il ont dû quitter aussitôt après leur putsch manqué — ce dont ils furent bien marris et se vengèrent illico dans un libelle ad hoc intitulé : L’unique et sa propriété42, où ils débinaient aussi (ce qui n’est pas joli) leurs petits copains qui avaient refusé, eux, allez savoir pourquoi, d’adhérer à l’I.S. comme on le leur proposait ; mais continuèrent nonobstant de fréquenter un temps Guy et les siens, avant de déplaire eux aussi à l’« Atrabilaire » qui les enverra bouler sous des prétextes futiles et d’autant plus indiscutables qu’il n’était pas question de discuter avec Guy qui était tout de même, dans ce bordel, merde !, il capo di tutti (ragazze e) ragazzi perduti.

Nous voilà donc rendus à Nanterre, cité-dortoir et universitaire, à l’université précisément — il faut toujours s’efforcer d’être le plus précis possible lorsqu’on raconte une Histoire, fût-elle désinvolte —, nouvellement implantée sur un site choisi, entre HLM et bidonville, où de fortes têtes, émules de nos agitateurs strasbourgeois allaient appliquer les méthodes de ceux-ci, avec des résultats similaires ; mais avec un retentissement bien supérieur — certainement parce que le ramdam fait dans le bidonville de Nanterre devait forcément résonner jusqu’à Paris, où il serait naturellement amplifié jusqu’à devenir le « grand bazar » de 68 — à côté duquel celui de l’Hôtel de Ville fait pâle figure — moins d’ailleurs que celui de la (bonne) Samaritaine qui, à l’heure où j’écris ces lignes superflues, est fermée — ce qui n’a aucun rapport avec l’Histoire que je relate ; mais comme :« Tout est dans tout. », on ne peut pas exclure non plus qu’il y ait une relation, même si l’on peut me reprocher, je veux bien le concéder, d’avancer cela gratuitement — ce qui a au moins l’avantage de limiter des frais qu’on n’est jamais assuré de se faire rembourser dans une entreprise comme celle-ci qui n’a pour se soutenir que la volonté flexible de l’historien bénévole qui ne bénéficie bien évidemment d’aucune subvention — qu’on ne lui aurait d’ailleurs certainement pas accordée, même s’il l’avait demandée de façon insistante — à qui d’ailleurs ? — Je vous ne le demande pas parce que vous n’en avez évidemment rien à foutre — ce qui est bien normal parce que tout ce qui vous intéresse — vraiment ? — c’est de connaître enfin la FIN de cette foutue Histoire — ou alors c’est que vous vous foutez vraiment de tout — auquel cas vous n’êtes pas en train de lire ces lignes de plus en plus superflues, il est vrai, mais qui sont là malgré tout que ça vous plaise ou non.

(À suivre)


Notes

Notes 36, 37.
Guy Debord, Correspondance, volume 3, Librairie Arthème Fayard, 2003, lettre à Raoul Vaneigem du 8 mars 1965.

Note 38.
Le numéro 12 d’I.S. s’ouvrait sur un article intitulé : Le commencement d’une époque, qui revenait sur : « La plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire [...] » ; et qui se concluait sur une « prophétie » : « La suite viendra de partout. […] Nous sommes désormais sûrs d’un aboutissement satisfaisant de nos activités : l’I.S. sera dépassée. » — on a vu comme.

Note 39.
« En 1965, Guy Debord dépose le brevet d’un Jeu de la Guerre (dit encore Kriegspiel) qu’il avait imaginé dix ans plus tôt. En janvier 1977, il s’est associé à Gérard Lebovici pour fonder, à parts égales, une société dont l’objet est la production, la publication et l’exploitation de jeux. […] C’est en 1987, après la disparition de Gérard Lebovici, que paraîtra, aux éditions qui portaient son nom, Le Jeu de la Guerre, présenté sous la forme d’un “relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie” […]. En 1991, par décision de Guy debord, Le Jeu de la Guerre est mis au pilon avec l’ensemble de ses autres œuvres publiées [aux Éditions Champ Libre]. » (Quatrième de couverture de l’édition Gallimard du Jeu de la Guerre, 2006.)

Note 40.
En fait les vilains « garnaultins » étaient quatre — comme les trois mousquetaires — sauf que le quatrième était une quatrième : la vilaine Edith (Frey). Mais Debord avait préféré écarter Edith de la liste de proscription — allez savoir pourquoi ? Je le sais, mais je ne vous le dirai pas ; c’est la seule (petite) entorse que je ferai au devoir de vérité que je me suis imposé dans cet exposé — et la seule « coquetterie » que je m’autorise. Par ailleurs les « garnaultins » contesteront fermement la réalité de leur « exclusion » : « La petite circulaire d’“exclusion” répandue par l’I.S. se trouve être visiblement falsificatrice sur deux points au moins : 1. nous avons démissionné, manifestant par là notre rupture avec les pratiques actuelles de l’I.S. […]. 2. Elle est grossièrement antidatée [la circulaire porte la date du 15 janvier 1967] : c’est le lundi 16, aux premières lueurs de l’aube, que nous avons donné notre démission et quitté immédiatement les lieux […]. » Les trois « garnaultins » dénoncent également un autre « truquage » destiné à accréditer la thèse de l’exclusion : « ainsi pour Edith Frey ; dans un premier temps, on “oublie” la démission d’Edith absente lors de la dernière réunion, démission annoncée par ses camarades devant tous ; le tract signé par les quatre démissionnaires ayant déjoué cette manœuvre, on essaye dans un deuxième temps de faire comme si elle n’avait jamais été membre de l’Internationale situationniste […]. Il se trouve que l’escamotage de ce détail était indispensable à la présentation cohérente de leur mensonge […]. »

Note 41.
La série de citations que couvre cette Note sont tirées des réponses à : Questions sur le sabotage auxquelles a répondu Daniel Joubert ; Le petit Joubert illustré, Le Fantôme de l’opéré, L’insomniaque.

Note 42.
« La réalité de l’I.S. n’a jamais correspondu à l’image que Debord s’efforce d’en présenter. Groupe apparemment informel, l’Internationale situationniste est en fait fortement structurée, avec son leader, l’Unique, et ses diverses prérogatives soigneusement cachées par l’exigence sans cesse proclamée réelle des membres, de la non-hiérarchie, de la participation, de la communication, de la cohérence, etc. Ces exigences réelles ne mènent à l’I.S. qu’une existence parodique. Si l’Unique contrôle et garantit la “légitimité” révolutionnaire des autres, s’il dispose du pouvoir au sein d’un groupe qui se voulait la dissolution de tous les pouvoirs, c’est que ce pouvoir a des bases bien réelles. Il dispose de la revue (marque déposée dont il est le propriétaire), des archives, de la boîte postale, de la phynance, sans compter une ancienneté dont il jouit secrètement dans les périodes de calme, pour la proclamer ouvertement et fièrement dans les grandes occasions. Créateur du mouvement, son action répond à une double exigence contradictoire. Bien qu’ayant pris totalement en main le mouvement dès ses débuts (reconnaissant lui-même, à l’occasion, que dans les premiers numéros les comités de rédaction étaient entièrement bidon), il s’est toujours employé à le faire apparaître pour ce qu’il doit être réellement d’un point de vue révolutionnaire, une création collective. C’est la contradiction centrale et insurmontable de l’Internationale situationniste : comment participer et faire participer à quelque chose à quoi il est impossible de participer parce qu’elle appartient à quelqu’un et qu’elle échappe à tous. » (Pour une critique de l’avant-gardisme. L’Unique et sa propriété, Edith Frey, Herbert Holl, Théo Frey et Jean Garnault, Strasbourg, 1967.) Et Jean-Marie Apostolidès, ajoute : « Sur ce point, il faut reconnaître que les garnaultins se montraient lucides. » (Les tombeaux de Guy Debord.) On ne peut que lui donner raison.

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