Nanterre, donc ; où nous ne resterons pas longtemps parce que c’est un endroit vraiment trop déprimant. Je n’y étais pas à l’époque. Mais je le sais pour l’avoir visité bien plus tard ; et je peux en témoigner : c’était encore à chier, la ville moins bidon mais pas plus habitable ; et l’université qui ressemblait toujours à une HLM — recouverte encore des graffiti qui témoignaient d’une époque plus glorieuse mais malheureusement révolue. Ce qu’il faut savoir de Nanterre — mis à part le fait que c’est un endroit de merde —, se résume à un nom : les Enragés — pas ceux de la Grande Révolution — des autres donc, des néos — , un groupe de non-étudiants — comme ceux de Strasbourg dont ils étaient les héritiers directs —, influencés eux aussi — comme les strasbourgeois — par les idées pernicieuses de l’I.S. —, qui se demandaient ce qu’ils pourraient bien en faire, jusqu’à ce que ceux de Strasbourg viennent leur montrer qu’un petit groupe de branleurs bien décidés à foutre le bordel avait toute ses chances à l’université. Et donc de sabotage de cours en occupations de locaux (universitaires) et en invasion de Cité (universitaire — celle des filles tant qu’à faire puisque, aussi curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, les filles étaient alors séparées des garçons — séparation toute relative, il faut quand même le dire), ils réussirent à faire boucler la fac par l’autorité (in)compétente — en l’occurrence un Grappin qui devra aux Enragés de voir son nom immortalisé sous le sobriquet de : la-matraque — ; ce dont ils s’offusquèrent évidemment haut et fort et, conséquemment, appelèrent, puisqu’on les mettait à la rue — ce qui n’était pas une bonne idée puisqu’ils y retourneraient bientôt pour ne plus la quitter — et à la porte de leur université, à investir la Sorbonne qui était, elle, largement ouverte, et n’attendait semble-t-il que ça : voir déferler entre ses murs vénérables des hordes de jeunes gens vigoureux et entreprenants. Outre le fait d’être très accueillante, la Sorbonne présentait l’avantage d’être sise au cœur même de Paris — ce qui était quand même plus intéressant que la zone de Nanterre, on peut difficilement le nier — ce que je me garderai bien de faire. Et quand des zonards de banlieue montent à Paris — eux y étaient descendus ; mais ça revient au même —, ils se prennent facilement pour des Rastignac ; et il n’est généralement plus question qu’ils en repartent sans y avoir imprimé leur griffe — comme disent les pubards — et la griffe des Enragés c’était : Intensification Systématique du bordel ambiant — et plus si affinité ; et affinité, il y eut, et pas qu’un peu mon neveu. Bref ce sera ce qu’il est convenu d’appeler : « les événements de 68 » et, ce terme qui pourrait n’être que bêtement journalistique (pléonasme), convient ici plutôt bien : il est effectivement arrivé en 68 quelque chose d’inouï ; quelque chose que personne n’avait prévu — pas même l’I.S. — et qui a fait irruption dans le train-train quotidien : métro-boulot-dodo, du monde comme il allait, pour le bouleverser. Mai 68 fut avant tout une magnifique entreprise de désorganisation qui n’avait évidemment été organisée par personne — à ma connaissance en tout cas.
J’épargnerai au lecteur toujours, je l’espère, bénévole — mais il ne faut justement pas exagérer — la relation factuelle et fastidieuse à la longue des « journées de mai » dont on a voulu ne retenir que des clichés que l’on ressort et que l’on ressasse à chaque commémoration ; et qui ont fini par occulter l’essentiel : en l’occurrence, la parole qui fut prise et libérée en 68 — ce qui constitue certainement le phénomène majeur de la « révolution de mai » : des êtres (qui ne se connaissaient pas) se sont rencontrés et une douce musique s’est élevée (pour un temps) dans leurs cœurs ; que rien ni personne n’a pu leur faire oublier par la suite — et qu’on finira bien par réentendre quelque jour, je n’ai aucun doute là-dessus. Comme tout « événement » digne de ce beau nom, « mai 68 » a été beaucoup calomnié par les imbéciles conjurés (et conjugués) — surtout par des gens qui prétendent en avoir été des acteurs ; mais qui n’en furent que les spectateurs mystifiés ; qui n’en seront que des glosateurs abusifs (« tous ne sont pas journalistes ») ; et qu’ils ne pourront que trahir en la calomniant après coup.
Il faut quand même toucher ici deux mots de l’action de l’I.S. proprement dite lors des « événements ». Guy et ses amis suivaient évidemment tout ça de très près. C’était pour eux la « consécration de l’histoire » ; la preuve in situ de la justesse de leurs analyses restées longtemps confidentielles. Il y avait de quoi pavoiser un peu quand même — et Guy continuerait de pavoiser encore in fine, mais tout seul ou presque — Gianfranco, son nouveau « frère » du moment, qui était trop occupé (dans et) par le Chianti et les « sfacciate donne fiorentine » pour avoir pu être autre chose que le cosignataire de La véritable scission43, rédigé par Guy himself pour prendre congé de l’I.S. et de l’époque. Il y annonçait dans la foulée le commencement de la nouvelle qui devait voir la théorie s’emparer des masses « situationnisées » qui pouvaient d’autant mieux se passer d’une avant-garde qu’elle avait « fait son temps » — au sens fort du terme — mais c’était plutôt au sens courant de celui-ci ; comme le prouvera l’I.S. en disparaissant peu après. Ainsi la « nouvelle époque » qui s’ouvrait44 n’était finalement pas si nouvelle que ça ; et chacun fut bien obligé d’admettre que tout continuait — en pire. Bref, l’Empire contre-attaquait dur ; et il n’y avait plus vraiment de quoi pavoiser à présent. Il fallait tout « reprendre depuis le début » — et voir où ça avait merdé — ; comme le dirait aussi le vieux Guy, dégrisé — s’il est possible — bien plus tard encore. Il était minuit dans le siècle ; et le jour ne semblait pas vraiment décidé à se lever sur autre chose que l’ampleur du désastre — qui allait s’approfondissant. La vieille taupe n’avait pas fini de creuser — et les travailleurs du négatif n’étaient pas prêt de se retrouver chômeurs, comme des millions d’autres qui ne l’étaient d’ailleurs plus depuis qu’ils avaient été promus « demandeurs d’emploi » (euphémisme : novlangue) — qu’on n’avait aucune raison de leur donner puisque le Capital (financier) pouvait à présent faire l’économie de ce « capital [humain, jadis] le plus précieux » pour le plus grand bénéfice des actionnaires du monde entier — qui ne peuvent se donner la main — qu’il n’ont pas sur le cœur mais sur le portefeuille — qu’il ne faut jamais lâcher de peur que celle, invisible, du Marché, ne l’apporte au Diable.
Encore une fois j’anticipe ; mais le temps s’accélérant inexorablement, nous serons bientôt rendus où nous devons arriver : c’est-à-dire à la FIN de cette Histoire qui se révèle plus complexe que je ne l’avais prévu, je m’en excuse auprès du lecteur (bénévole : il a du mérite).
Donc : qu’a fait l’I.S. sur le terrain (de l’Histoire ; on dit parfois : terreau quand on est cultivé — ou cultivateur, bio de préférence ; curieusement, sur le tard, D. qui n’avait pas toujours été si regardant côté bibine, ne se piquait plus le nez qu’avec du picrate bio, idem côté tortore) en 68 ? D’abord, comme tout le monde cette année-là, dépaver et barricader des rues ; et lancer le reliquat sur les flics — Guy qui aimait beaucoup jouer à la guerre a d’ailleurs établi un relevé assez précis des barricades du quartier (latin) — ; autrement : pas vraiment grand-chose d’extraordinaire, il faut bien le dire. La Sorbonne occupée était bien trop bordélique et mal fréquentée par les récupérateurs de tous poils pour que les situs s’y attardent bien longtemps. Le général D. transporta donc son état-major rue d’Ulm. C’est là que le fameux C.M.D.O. — c’est-à-dire : Le Comité pour le Maintien Des Occupations a vu le jour — encore que cela a dû plutôt se passer de nuit — qui ne brilla brièvement au firmament de la contestation soixante-huitarde que par ses libelles enflammés, expédiés aux quatre coins de la planète, dans le but avoué de propager l’incendie — ce qui fit, comme au sait, long feu. C’est au C.M.D.O. que l’on doit ces « belles » affiches réalisées par les grévistes des imprimeries (occupées), que l’on retrouvera plus tard dans les musées : FIN DE L’UNIVERSITÉ ; ABOLITION DE LA SOCIÉTÉ DE CLASSE ; OCCUPATIONS DES USINES ; LE POUVOIR AUX CONSEILS DE TRAVAILLEURS etc. ; et qui font la fierté des collectionneurs de reliques révolutionnaires à bon marché. Le C.M.D.O. qui était allé « au bout de son action révolutionnaire », selon le stratège situ, n’avait donc plus qu’à disparaître ; ce qu’il fit sans se faire prier, le 15 juin, en s’auto-dissolvant — on n’est jamais si bien servi que par soi-même — dans la « vague » révolutionnaire — qui, malheureusement, refluait : c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent sur le sable (des rues dépavées). La « chienlit » se terminait, au grand soulagement du patronat et de son personnel politique qui, ayant senti passer le vent du boulet, étaient contents de s’en tirer à si bon compte. Les maquereaux du bordel syndical rentrèrent fissa dans leur rôle de toujours et vendirent — un bon prix, il faut leur laisser ça — la peau (jeune et fraîche) de la révolte défaite, sur le marché aux esclaves de Grenelle. Les situs, défaits (et refaits), eux aussi, comme tout le monde, prirent prudemment les devants et le chemin de l’exil qui les conduisit droit en Belgique, traditionnelle terre d’asile des vaincus de toutes les révolutions, où les accueillit le « frère » Raoul. C’est là qu’ils s’attelèrent — toujours incontinents : la boisson ! — à la rédaction (collective) du compte-rendu des opérations : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, qui paraîtra sous le seul nom de René V. — mais qui doit certainement beaucoup à Guy qui ne pouvait laisser à personne la relation de cette Fronde qui était quand même un peu la sienne. Et puis, les choses étant, comme on dit, rentrées dans l’ordre, tout ce petit monde réintégra ses pénates parisiens, auréolés de la gloire du combattant héroïque.
(À suivre)
Notes
Note 43.
La Véritable scission dans l’Internationale, Circulaire publique de l’Internationale situationniste, paraît en 1972 aux Editions Champ Libre. Les Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps de Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, qui ouvrent le volume ne doivent évidemment pas grand-chose à Sanguinetti qui n’a fait que les contresigner.
Note 44.
Le numéro 12 d’I.S. annonçait : Le commencement d’une époque. Mais, en fait de commencement c’en fut plutôt la fin — et celle de l’I.S. aussi bien.
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