mardi 1 janvier 2013

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 3



Dans ses tentatives pour échapper à la séparation abstraite entre une théorie pure qui découvre les vérités et une pratique pure qui les applique, l’Internationale situationniste a résolu illusoirement cette opposition dans la pratique du groupe d’avant-garde. Une telle transcription pratique d’exigences théoriques ne pouvait que laisser les laisser dans leur abstraction initiale, malgré ce semblant de réalisation concrète. Les problèmes réels qui se posent à l’ensemble du mouvement révolutionnaire, notamment celui de la scission entre la théorie et la pratique, entre le sujet et l’objet, entre le groupe et l’organisation, ne trouvent actuellement à l’Internationale situationniste qu’une solution idéologique.

Variété particulièrement subtile et puissante d’idéologie, elle prétend s’opposer à toutes les idéologies, y compris à l’idéologie spéciale de l’anti-idéologie, elle culmine dans une idéologie de la cohérence. À l’I.S. ce concept qui relève de la logique formelle, devient idéologique dans une éthique kantienne du devoir-être. C’est le souhait désincarné d’une adéquation immédiate entre la théorie et la pratique (ou entre différents secteurs de la vie sociale). C’est un concept essentiellement non dialectique ; il permet à l’I.S. d’éluder logiquement la question de l’organisation (depuis Lukacs tout le monde sait que la seule médiation entre la théorie et la pratique réside dans l’organisation). C’est la société dominante, régie par les impératifs de la marchandise qui tend à une cohérence toujours battue en brèche par le développement historique, et c’est une des fonctions de l’idéologie de présenter cette cohérence existant hic et nunc. En même temps, ce concept de cohérence s’applique parfaitement à la réalité de l’I.S. : une unité extérieure et abstraite entre ce qui est affirmé théoriquement et ce qui est vécu, accompagnée d’une nouvelle forme d’idéologie et d’une conception logique de la totalité. Toute cette idéologie de la cohérence ne manifeste finalement que la cohérence de l’idéologie.

La synthèse finale du sujet et de l’objet, le dépassement de la scission entre la théorie et la pratique, résultant de la division du travail et donc des exigences de la marchandise et de l’économie, n’ont assurément pas la moindre chance d’obtenir un quelconque semblant de réalisation dans le cadre d’un groupe restreint, même et surtout si celui-ci prétend être la préfiguration de l’ordre à venir ! Les oppositions mortelles qui fragmentent le monde actuel ne sauraient évidemment avoir de dépassement que révolutionnaire18.

À l’I.S. on assiste à un numéro métaphysique relevant d’un hégélianisme quelque peu adapté aux qualités françaises telles que les définit Marx. La résolution de la scission entre le subjectif et l’objectif s’opère dans l’identité incarnée par l’Unique. Le syllogisme se décomposé en proposition majeure, il n’y a pas de révolutionnaires hors de l’I.S., proposition mineure, l’I.S. c’est Debord, conclusion, il n’y a de révolutionnaire au monde que Debord. On ne peut que sourire devant cette prétention dérisoire à vouloir confisquer la révolution.

Une telle démarche relève d’une conception aristocratique de la révolte. Une révolution se réduit à un grand jeu de société où il importe avant tout d’accomplir de « belles actions » dans lesquelles il est  ensuite possible de se contempler avec une complaisance précieuse. Debord, véritable « Gondi » de prisunic, ne fait que parodier le désenchantement d’un cardinal qui, face à la trivialisation de vie quotidienne, jouait en se regardant jouer le jeu esthétique d’une lutte sans espoir face à la monté de l’appareil bureaucratique-bourgeois.

Dans la mesure où il faut admettre qu’il existe une certaine continuité entre la théorie et la pratique dans la « praxis » situationniste globale, on ne peut dire que la théorie de l’I.S. est bonne et sa pratique mauvaise, même en expliquant ce fait par la part importante d’idéologie (au sens classique : décalage entre ce qui est dit et ce qui est fait) qu’elle secrète. Cette continuité existe au niveau de la logique. Debord fait un usage logique de la dialctique14. Bien que prétendant avoir été la seule à « maintenir le drapeau de la totalité » dans un monde de la séparation et de la spécialisation, l’Internationale situationniste, en la personne de Debord, n’a jamais développée que des totalisations formelles, au sens de la plus étroite logique formelle15. Une théorie (et une pratique) uniquement antagonique au vieux monde de la réification ne peut échapper à la logique de ce monde même si elle prétend en diverger fondamentalement par le contenu, car elle se condamne par là-même, à rester emprisonné dans une forme commune, la forme marchande et spectaculaire. La faillite de l’I.S. manifeste, une fois encore, l’étonnante cohérence du monde dominant qui absorbe jusqu’aux manifestations apparemment les plus extrêmes du radicalisme.

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13. L’impuissance de l’Internationale situationniste à inscrire sa radicalité dans le monde réel s’est retournée contre elle dans un ersatz de cette pratique absente, la recherche mystique d’un perfectionnisme au niveau du groupe : « Il importera donc au plus haut point que nous nous représentions sans la moindre ambiguïté (au niveau du groupe, la purification du noyau et l’élimination des résidus semble maintenant accomplie). » Cf. I.S. n° 8, p. 47.

14. Ceci est manifeste partout, notamment dans l’usage quasi-ontologique qui est fait du concept de cohérence.

15. L’Internationale situationniste n’échappe pas à la dialectique de la totalité et du totalitaire. Ses totalisations ne s’insèrent pas dans une praxis réelle mais se  développent au contraire de façon autonome pour être ensuite imposés de l’extérieur à une pratique séparée. L’I.S., avec une suffisance béate, érige son point de vue séparé en point de vue de la société dans sa totalité. À cet égard les pratiques de Maximilien Debord rappellent  avec insistance celles des révolutionnaires bourgeois de 1793 dont Hegel donne cette remarquable analyse : « Pour que l’universel parvienne à une opération, il est nécessaire qu’il se concentre dans l’Un de l’individualité et place à la tête une conscience de soi singulière ; toutefois tous les autres singuliers sont ainsi exclus du tout de cette opération et y participent seulement dans une mesure limitée […]. Cette universalité, en effet, qui ne se laisse pas conduire à la réalité par l’articulation organique et se fixe pour but de se maintenir dans sa continuité indivise […] se divise dans l’universalité simple, inflexible, froide, et dans la discrète,  absolue, dure rigidité de la ponctualité égoïstique de la conscience de soi effective. »

Mais si ce moment correspond pour les révolutionnaires bourgeois à l’époque où ols ont fini « effectivement avec l’organisation réelle », à l’I.S. cette destruction ne s’est opérée que dans le domaine de la pensée pure. L’I.S. saute le moment de la révolution radicale pour parvenir plus vite à celui de sa retombée.


(À suivre)

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