dimanche 13 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 9



Finzi conclue en écrivant : « Dans In girum, Debord donnerait à entendre cette voie d’un narcissisme conscient et critique, d’une conscience critique critique de son propre narcissisme. Narcissisme dont Lasch a bien décrit le contexte social et culturel qui le favorise, qui se nourrit d’un deuil impossible, celui qui partage toute une génération d’intellectuels, le deuil du prolétariat. » On fera remarquer qu’une bonne partie de la « génération » en question à parfaitement réussie à faire son deuil du prolétariat remisé au rayon des accessoires inutiles pour « s’imposer dans le monde ». Si Debord essaie bien de faire le deuil de quelque chose c’est celui de l’enfance, de la jeunesse dont il s’agit — enfance et jeunesse perdue dès le départ ; et après lesquelles il est vain de courir.

Citons avant de finir, puisqu’il est mentionné plus haut, Christopher Lasch* : « L’évasion par l’ironie et la conscience critique de soi est, elle-même, une ironie ; au mieux elle ne procure qu’un soulagement momentané. La distanciation se transforme bientôt en routine. La conscience observant la conscience crée une escalade cyclique de la conscience de soi qui inhibe la spontanéité. […] les rôles que l’on se crée pour soi-même deviennent aussi contraignants que les comportements sociaux dont ils sont censés nous soulager par le détachement ironique. Nous désirons ardemment que s’interrompe cette conscience de soi, cette attitude pseudo-analytique devenue une seconde nature. Mais ni l’art ni la religion, les grands libérateurs historiques de la prison du moi, ne conservent de pouvoir face à l’incroyance. Dans une société fondée si largement sur l’illusion et l’apparence, l’art et la religion – les illusions ultimes – n’ont pas d’avenir. […] / […] / De fait, emprisonné dans sa pseudo-connaissance de lui-même, le nouveau Narcisse se refugierait volontiers dans une idée fixe, une obsession névrosée, une “obsession magnifique” – n’importe quoi pour sortir de lui-même. »

En exergue de son chapitre conclusif, Finzi place cette citation de Victor Serge tirée des Mémoires d’un révolutionnaire qui ne manque pas de pertinence : « C’est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celles par qui une dialectique rigoureuse en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de révolution. » ; à laquelle fait écho cette autre, tiré d’In girum, où Debord fait allusion à ses débuts lettristes à Paris : « Dans ce site, l’extrémisme s’était proclamé indépendant de toute cause particulière, et s’était superbement affranchi de tout projet. »

C’est cette même « dialectique rigoureuse » finissant par se boucler sur elle-même et tourner à vide qui est à l’œuvre dans In girum. Debord ironisant sur sa position dans le cinéma, écrit : « Mon existence même y reste une hypothèse généralement réfutée. Aussi, comme le disait Swift, “ce n’est pas une mince satisfaction pour moi que de présenter un ouvrage absolument au-dessus de toute critique” ». Rinzi écrit quant à lui : « Film portrait, In girum prétend noyer toute critique à son égard dans ses mots d’ordres esthétiques péremptoires présupposant une autonomie de l’esthétique assuré d’un discours qu’il assure subversif. État d’exception, irrécupérable diront tous ceux qui, touristes de la vie, individus sans responsabilités puisque centre de leur propre intérêt bien défendu, fantasme une singularité identitaire tout en se sachant effroyablement semblable à leur prochain. Film portrait proposant le dandysme, parfois proche de l’anarchisme de droite, comme unique solution, mais solution unique, réserver à l’Unique. » Mais plus qu’un film portrait — ce qu’il est aussi — In girum est un film testamentaire, un film de deuil. Envisageant un prolongement de son travail Finzi écrit : « Il appartiendra à nous-mêmes ou d’autres, à partir de ce travail par exemple, d’essayer de voir comment cette non-correspondance entre ce que Jean-Marc Génuite nomme une communauté imaginée et une communauté existante, a traversé le siècle et dans les représentations de la réalité comme le cinéma notamment, a pu amener, avec d’autres actes et pensées, à cette histoire de deuil, ce deuil du militantisme, deuil du prolétariat, deuil de la révolution qui, parce qu’il ne passe pas, conduit aux retournements violents, aux haines féroces. Ce deuil qui irrigue In girum et la biographie de Guy Debord qui y est raconté, avec ces morts qui sont préférés aux vivants, ces galeries d’amis assassinés (Ghislain de Marbaix), internés (Chtcheglov), décédés (Asger Jorn) et soi-même face à la vieillesse et la mort, à force de photos et d’autoportraits de Rembrandt. » Si il ya plusieurs photos de Debord à différents âges, il n’y qu’un seul autoportrait de Rembrandt vieux auquel Debord s’identifie manifestement. Celui qui pouvait dire étant plus jeune : « Nous, nous avons beaucoup l’orgueil, mais pas celui d’être Rembrandt dans les musées. » a fini par être célébré comme l’artiste qu’il ne voulait pas être.

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* La Culture du narcissisme, Climats.


(À suivre)

1 commentaire:

  1. Je crois bien que c'est ça le problème : que faire quand les espoirs d'une révolution se sont envolés et que la défaite est assumée ? La trajectoire de Debord part ainsi d'une sorte de position révolutionnaire dans l'avant-garde artistique et se referme sur une position passive de commentateur de l'effondrement de la société.

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