vendredi 11 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 8



On en revient donc à la mélancolie. Finzi écrit : In girum présente la même harmonie immobile d’un monde passé qui prévaut dans les films de Carné et Prévert et qui offre la vue rassurante de villes pacifiées, suspendues dans le temps par la hauteur des prises de vue. » D’abord on ne peut pas dire que Les Enfants du paradis, par exemple, donne à voir « la vue rassurante » d’une ville « pacifiée », c’est exactement le contraire ; et Debord se fait fort de le rappeler : « Paris alors, dans les limites de ses vingt arrondissements, ne dormait jamais tout entier, et permettait à la débauche de changer trois fois de quartier chaque nuit. On n’en avait pas encore chassé et dispersé les habitants. Il y restait un peuple qui avait dix fois barricadé ses rues  et mis en fuite des rois. » Par contre, Finzi attire, avec raison, l’attention sur l’utilisation des photos aériennes par Debord pour montrer la ville « morte » : « Ainsi, une carte de Paris au XIXe siècle fait rapidement place à des photos aériennes de Paris d’abord fixes puis sur lesquelles la caméra opère un travelling pour remonter vers la Seine, suivre le cours du fleuve. L’utilisation du travelling tend à rendre plus manifeste encore, par delà l’immobilité du passé dans lequel l’image est fixée (c’est une photo), le caractère révolu de ce dernier à travers la thématique de l’écoulement du fleuve soutenu ici par une citation de Li Po, poète chinois de l’époque des Tang. »

On sait que Debord a toujours été très sensible à la poésie qui se dégage des cartes et des plans ; mais ce qui est remarquable ici c’est que le mouvement est obtenue par un travelling sur une image figée : une photographie. Jean Starobinski* écrit : « […] la mélancolie se manifeste comme un ralentissement du rythme interne. Inhibé, ralenti, le mélancolique vit à un tempo inférieur à celui du monde environnant ; il se trouve dès lors incapable de communiquer “vitalement” avec son milieu. Et c’est cette discordance entre le temps funèbre subjectif et la vie ordinaire qui donne à celle-ci l’allure d’une farce irréelle et dérisoire. » Mais Debord, dans In girum, se situe au-delà de la « farce » : « Lucide et sans pouvoirs, la mélancolie sait apercevoir admirablement le malheur et la folie du monde, mais elle ne sait pas surmonter son propre malheur, qui consiste à ne pouvoir passer de la connaissance aux actes. Le théâtre du monde est devenu pour elle l’amphithéâtre d’anatomie : elle sait disséquer l’innervation de la souffrance dans ses plus fins rameaux. Et dans ce cadavre qui lui livre tous ses secrets, c’est sa propre mort qu’elle explore par anticipation. »

Pour le Debord d’In girum : « “Paris n’existe plus”. Il en observe la dégradation prématurée dès l’époque lettriste où il tient à jour dans Potlatch le journal des affronts qui lui sont fait, il en déplore la disparition de lieux, d’ambiances insolites, critique la dissolution des liens sociaux sous la férule d’urbanistes qui mènent après-guerre la modernisation de la capitale à tombeaux ouvert et sans souci humain, en chassant les populations pauvres et populaires, rendant cette ville, autrefois “si belle”, inhabitable. » Mais Paris n’est que le paradigme de l’entropie universelle qui mène tout à sa perte. C’est dire que le travail de deuil ne pourra s’accomplir que par la disparition du sujet confronté de plus en plus douloureusement à l’impossibilité ce deuil : sa propre disparition. Citant une nouvelle fois Freud, Finzi écrit : « En effet le travail de deuil consiste en ce que, “l’épreuve de réalité ayant montré que l’objet aimé n’existe plus, elle édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retienne à cet objet”. Mais ce travail, ne peut se faire si simplement et “chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui”. C’est une “activité de compromis”, car l’investissement d’objet s’avérant peu résistant, il est supprimé, mais la libido libre n’est pas déplacée sur un autre objet, elle est retirée dans le moi. Mais là elle n’est pas utilisée de façon quelconque : elle sert à établir une identification du moi avec l’objet abandonné”. »

Nous ne suivront pas tout à fait Finzi dans la suite de sa démonstration où, après Freud, il appelle Laplanche et Pontalis à la rescousse en introduisant leur concept de « narcissisme secondaire » qui « “désigne un retournement sur le moi de la libido, retirée des investissements objectaux”. » Le deuil se définit comme « un “processus intrapsychique, consécutif à la perte d’un objet d’attachement et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de celui-ci”. Or ce processus peut échouer et dans la clinique des cas de deuil pathologiques, la mélancolie est l’objet du franchissement d’une étape supplémentaire : le moi s’identifie avec l’objet perdu. » Certes, cela se situe dans la droite ligne de la théorie freudienne, mais il ne nous semble pas qu’il faille, dans le cas de Debord, postuler cette « identification du moi avec l’objet abandonné », d’autant moins que dans ce cas précis l’objet en question englobe la totalité ; en effet dans In Girum Debord fait ses adieux à tout ce qu’il a aimé : Paris, la jeunesse, la révolution ; et jusqu’à l’amour même — et il n’est pas indifférent que cela ait lieu précisément à Venise, la ville de Venus (et de la Salute perdue). C’est précisément la libido « retirée dans le moi » parce qu’elle ne trouve plus d’autres endroits où s’investir — puisque « tout est devenu si mauvais » et qu’on ne pouvait rien y faire — qui va pousser Debord dans ses derniers retranchements et l’amener finalement au suicide.

___________________


* L’Encre de la mélancolie, Seuil, pour les deux citations qui suivent.


(À suivre)

3 commentaires:

  1. "Certes, cela se situe dans la droite ligne de la théorie freudienne, mais il ne nous semble pas qu’il faille, dans le cas de Debord, postuler cette « identification du moi avec l’objet abandonné ».

    Pas du tout dans la droite ligne:la théorie freudienne lorsqu'elle est bien lue ne dit pas que le mélancolique pleure un objet perdu,mais bien plus précisément qu'il pleure sa perte de désir pour l'objet perdu.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Par qui la "théorie freudienne" est-elle bien lue ? Quant à Laplanche et Pontalis, ce sont bien des freudiens, si je ne m'abuse.

      Supprimer
    2. la planche et Pontalis sont freudiens à peu prêt autant que les poules volent.
      http://www.joel-jegouzo.com/article-slavoj-i-ek-de-la-melancolie-du-sujet-contemporain-112648222.html

      Supprimer