jeudi 17 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 10



Pour conclure revenons en présent sur le palindrome titre du film de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni. On sait que celui-ci prétendait ne pas se souvenir où il l’avait trouvé. C’était évidemment une coquetterie de sa part. On cherché dans différentes directions : en vain.



Finzi l’attribue à Sidoine Apollinaire homme politique, évêque et écrivain gallo-romain du milieu du premier siècle ; il écrit : « Sa formulation d’origine est : In girum imus nocte ecce et consumimur igni (“Nous voici, nous qui tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu”). Debord choisit de supprimer la forme vocative portée par l’adverbe ecce. Mais, se faisant, c’est l’adresse qu’il écarte ; la forme vocative étant la caractéristique d’une phrase interpellant la personne. Le subtil détournement qu’il opère peut suggérer que Debord ne fait de cinéma que pour lui, son cinéma ne s’adresse pas au public. » Que Debord ne s’adresse à personne est une chose ; mais ecce est un adverbe et l’adverbe est invariable (il ne se décline pas) ; il ne peut en aucun cas porter le cas vocatif — et il n’interpelle donc personne. Par ailleurs, je n’ai pas trouvé la référence de Finzi, ni trace du palindrome chez Sidoine Apollinaire (si un lecteur érudit pouvait nous la donner, je lui en serais reconnaissant).



Concernant le fameux palindrome, un intervenant du Forum des Babéliens écrit : « Sans “ecce”, l'hexamètre dactylique est faux : il lui manquerait un demi-pied. / Quant à son origine, elle est obscure. Sans doute s'agit-il d'un jeu de clerc du moyen-âge. En tout cas, ce vers n'est pas d'origine antique. / Il est vrai que le vers est souvent attribué à Virgile. Sur internet, on trouve d'autres attributions, toutes fausses également : Sidoine Apollinaire (qui certes aimait ce genre de vers mais ne cite pas celui-ci) ; j'ai même vu un livre récent qui attribue ce vers latin à Diodore de Sicile, un auteur grec... / Traduction : “Nous tournons en rond dans la nuit et nous voici consumés par le feu.” / On peut imaginer que ce sont des insectes qui parlent, attirés par la lumière dans la nuit, à moins qu'il s'agisse de démons... »

 

Mais dans mes recherches, je suis tombé sur un intéressant ouvrage : le Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant au moyen-âge et dans les temps modernes de l’Abbé Migne qui, à première vue ne semble avoir aucun rapport avec notre sujet, mais se révèle éclairer d’un jour nouveau le choix du palindrome titre par Debord. On peut y lire ce qui suit : « Pour répondre à la curiosité des lecteurs, nous mentionnerons ici le genre de canon appelé énigmatique : “C’est un canon dont on n’écrit souvent que le sujet ou antécédent, en indiquant par quelque signe ou devise le nombre de voix dont le canon se compose, et la manière de la résoudre. Un canon ainsi écrit s’appelle canon fermé ou énigmatique. Lorsqu’il est résolu et mis en partition, on lui donne le nom de canon ouvert. Ces sortes d’énigmes furent en vogue pendant presque toute la durée des XVIe et XVIIe siècles ; c’étaient des espèces de défis que les compositeurs faisaient aux musiciens les plus habiles, et chacun les enveloppait d’autant d’obscurité qu’il pouvait ; l’un faisait consister son mérité à cacher le sens de son énigme, et l’autre attachait sa gloire à le deviner,” Voici quelques-unes de ces énigmes : […] » L’Abbé en cite alors, parmi d’autres, « trois qui sont significatives en ce que les lettres forment les mêmes mots, soit qu’on lise de gauche à droite, ou de droite à gauche. C’est le canon rétrograde qu’on exécutait à rebours en tournant le livre. », dont celle-ci qui nous intéresse plus particulièrement : « In girum imus nocte ecce et consumimur igni » — sans faire référence à sa provenance. Il conclut par : « Mais tout cela n’est que de l’art. Ce sont des exercices utiles sans doute, puisqu’ils servent à familiariser les élèves avec les combinaisons de la science ; malheureusement on leur persuade trop, et ils sont trop enclins à se persuader eux-mêmes que c’est là le vrai but de leurs études, et qu’ils sont de grand génies parce qu’ils ont appris à retourner un sujet de cent manières, tandis que toutes ces chose ne devraient être regardées, comme dit M. Fétis, que comme ces semelles de plomb que les anciens attachaient aux pieds des coureurs pour les rendre plus agiles lorsqu’ils se trouvaient tout à coup débarrassés de ce poids incommode. / […] / Tous les grands compositeurs ont fait des canons, des énigmes, comme les grands poètes ont pu faire des jeux de mots et des logogriphes. Et il est arrivé souvent qu’on a plus parlé d’un homme à cause de ses énigmes et de ses logogriphes qu’à cause de ses belles œuvres. »

 
Étonnant non ?
 
(À suivre)

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