samedi 5 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 2



Le chapitre premier est consacré au film et à son contexte. Il rappelle la genèse d’In girum et les péripéties de sa programmation : « Le film, près dès mars 1978, sort d’abord sous forme de scénario publié en novembre de la même année et reste trois années sans être distribué. […] Le film est à l’affiche dans trois salles parisiennes : les Sept Parnassiens, l’Olympic Entrepôt et le Quintette Pathé. Début juin, il n’est plus qu’au Quintette Pathé (Paris VIe), et est diffusé, ainsi que l’annonce Libération, sur la chaîne de télévision Canal 68 vers 4 heures du matin, dans la nuit du 3 au 4 juin. Il est reprogrammé du 26 octobre 1983 au 17 avril 1984 au cinéma Studio-Cujas dans le Quartier Latin, que Gérard Lebovici a racheté pour projeter un programme unique de films de Debord, tous les jours, qu’il y ait des spectateurs ou non. L’opération ne semble pas avoir rencontré de succès public. Ce programme cesse le 5 mars 1984 suite à l’assassinat, toujours non élucidé, de Lebovici : Debord décide en représailles de ne plus projeter ses films. » Debord parle même d’un « potlatch de destruction de tout ce cinéma » — destruction toute relative. « In girum est resté officiellement invisible jusqu’en septembre 2001. Une copie pirate est réapparue après le suicide de Debord, et des projections se sont déroulées à Genève lors de la 6ème Semaine Internationale de la vidéo, à Saint-Gervais, en novembre 1995, et au cinéma Nova de Bruxelles, le 2 mai 1999 […]. Lors du Salon du Livre de Francfort, en octobre 2000, et à Berlin, lors du festival Reich & Berühmt 2001, Roberto Ohrt a organisé des projections de la copie pirate VHS d’In girum avec un doublage simultané en allemand. »

On a toute les raisons de penser que s’agissait là d’une stratégie de retrait orchestrée. C’est la méthode classique : organiser la rareté pour faire monter les prix. Ce que semble confirmer la suite : « Enfin, après que Philippe Sollers en ait intégré quelques images extraits de son documentaire Guy Debord, une étrange guerre, diffusé le 19 octobre 2009 sur France 3, Jacques Le Glou, pour Mercure films, a négocié avec les ayant-droit l’autorisation de monter une rétrospective intégrale de l’œuvre cinématographique de Debord sur copies neuves. » On sait que Le Glou était un proche de Debord ; et on comprend alors mieux pourquoi ces « ayant-droit » ont donné leur bénédiction au révérant père Sollers, que Debord méprisait ouvertement, pour réaliser son pauvre film : il se portait ainsi caution, ce qui était excellent pour la cote et donc pour le business Mercurien. D’ailleurs ces « ayant-droit » — qui pensent qu’ils ont tous les droits — ont toujours montré qu’ils avaient le sens des affaires. Les éditions Gallimard ont été les premiers à en faires les frais : à peine avait-t-ils republié toutes les œuvres de Debord figurant au catalogue Champ Libre, assurées ainsi de la pérennité due à une maison sérieuse, que les « ayant-droit » en ont claqué la porte sous prétexte de « lèse-majesté » (c’est l’« affaire Blocus solus, un mauvais polard-Gallimard qui mettait en scène Debord sous le nom de Bordeux) pour passer chez Arthème-Fayard où seront publié tous les inédits. Il y a eu pour finir l’opération « trésor nationale » qui s’est magistralement conclue par la vente à prix d’or du fond (de tiroir) Debord à la BnF.

Mais ne nous égarons pas : revenons à In girum.

(À suivre)

8 commentaires:

  1. Vous écrivez que les ayants-droit de Debord sont passés « chez Arthème-Fayard où seront publié tous les inédits » mais vos informations sont périmées et dépassées car si “Panégiryque tome second” est bien publié à la Librairie Arthème Fayard en 1997 (ainsi que toutes les lettres de Debord, de 1999 à 2010), les principaux inédits de Debord sont publiés en fait chez Gallimard.
    Vous trouverez ces nombreux inédits dans le volume “Œuvres”, collection Quarto (1904 pages, 403 documents) publiés en 2006, ainsi que 5 “Enregistrements magnétiques (1952-1961)” avec 2 CD parus en 2010.
    Vous voyez que rien n'est aussi simple que vous voulez le croire.

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    1. Quid de la Correspondance, 8 volumes ; du Marquis de Sade à les yeux bleus ; de la revue qui n'est pas un inédit, certes, mais qui reste un pièce majeure. Il fallait bien laisser quelque chose à Gallimard : ils ont donc eu droit à La Planète malade ; et Debord aura eu droit à son Quarto qui n'est tout de même pas La Pléiade — plus tard peut-être quand tout ce petit monde aura trouvé un arrangement.

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    2. Vous n'avez manifestement pas lu le Quarto (qui a l'avantage par rapport à un Pléiade d'être illustré – et puis quel respect pour La Pléiade et sa reliure pour notable de province !) ni écouté les enregistrements magnétiques de Debord, et vous retardez encore car le prochain ouvrage sur Debord est annoncé chez Gallimard à l'occasion de l'exposition du fonds Debord à la BnF en 2013.
      Quand on vous dit que rien n'est aussi simple que vous voudriez le faire croire !
      Et puis, vous devriez réfléchir aussi à la quasi-impossibilité pour Gallimard de publier la revue "I.S.".
      Et peut-être aussi au fait que l’opération « trésor national » que vous semblez si manifestement jalousée (tant d'argent que vous n'aurez jamais !) n'a aucunement été voulue par les ayants-droit puisqu'ils avaient au contraire la ferme intention de vendre l'ensemble du fonds Debord à l'université américaine Yale, qui était toute prête à l'acheter (comme l'année suivante elle a acheté le fonds Jacqueline de Jong).
      Mais bien sûr, tout cela n'est que détails pour un “déconstructeur“ de votre calibre !

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  2. Un Pléiade peut parfaitement être illustré ; c'est le cas, notamment, de celui consacré à Breton où se trouve Nadja. Breton modèle de Debord trône déjà dans le Gotha — mais gageons que le tour de Debord viendra : Sollers travaille pour lui. Gallimard aurait évidemment pu éditer la revue I.S. si on lui en avait laissé le droit.

    Les péripéties de l'opération "trésor nationale" ont été magistralement orchestrés par les "ayant-droit" : ils ont d'abord fait monté la pression en menaçant de vendre le fond à une université américaine (quelle horreur!), puis ils ont battu le rappel des souscripteurs français auxquels l'état à fini par se rallier, emportant ainsi le morceau. Bravo les artistes !

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    1. Vous avez une vision laudative et romanesque des ayant-droits de Debord puisque avec vous, tout est parfaitement huilé et harmonieusement agencé par des ayants-droit tout-puissants.
      Pourtant, le déroulement des faits montre que cette histoire de "trésor national" est plus complexe car quand vous dites que les ayants-droit « ont battu le rappel des souscripteurs français auxquels l'état à fini par se rallier » vous inverser complètement l’enchaînement des faits : il a d’abord fallu que la BnF s’oppose à l’exportation de ces archives pour qu’ensuite des souscripteurs s’intéressent à cet achat…
      Pour la revue I.S., je ne pense pas qu’Antoine Gallimard voulait éditer une revue qui parle en si mauvaise part de lui-même et de son père (voir “Correspondance avec un éditeur”, I.S. 12, p.115-116). Il est des souvenirs cuisants que l’on peut certes évoquer plus tard mais de là à l’imprimer soi-même…

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    2. Pourquoi la BnF a-t-elle dû s'opposer à "l’exportation des archives" ? Parce que les ayant-droit voulaient les vendre (un bon prix) aux américains. Pour les récupérer il ne suffisait pas de s'opposer à leur départ : il fallait surenchérir. Il s'agissait donc bien dans cette opération pour les ayant-droit de faire monter les prix.

      En ce qui concerne Antoine Gallimard c'était un fan de Debord ; de plus il ne devait pas être mécontent de le récupérer au sein de sa grande maison. Quand il rencontre Debord et qu'il est fait allusion aux insultes proférées jadis par les situationnistes contre lui et sa famille, c'est pour dire : nous en avons bien ri. C'est dire aussi qu'il n'est pas rancunier.

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    3. Vous romancez outrageusement quand vous dites que la BnF a payé plus que ce que voulait payer l'université Yale : dans les affaires de “trésor nationaux“ l'état interdit l'exportation pour 30 mois et dans ce laps de temps doit payer la somme officiellement convenue et déclarée aux douanes entre la partie étrangère et la partie française, et pas un centime de plus : il n'y a donc aucune possibilité de surenchère de la part des ayants-droit, d'autant que l'état cherche toujours en ces affaires à payer moins par l'établissement d'une nouvelle expertise et que c'est plutôt lui qui marchande à la baisse, généralement avec succès.
      Si au bout de ces 30 mois, l'état est dans l'incapacité de payer la somme convenue, le bien peut alors être légalement exporté.
      Renseignez-vous plutôt que de colporter des bruits car vous avez une connaissance très nébuleuses des processus administratifs réels (je l'avais déjà remarqué pour la question des droits d'édition des lettres de Debord).

      Quant à Antoine Gallimard, c'est bien ce que je disais : en plaisanter avec Debord, soit, mais l'imprimer sous sa marque, non.

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    4. Pour en finir sur le sujet :

      « L'université Yale (Connecticut) a déjà formulé une offre ferme pour un prix – jugé astronomique par certains – se situant entre 2 et 3 millions d'euros.
      […]
      L'histoire de ces archives commence avec le suicide de Guy Debord, le 30 novembre 1994, dans sa maison de Haute-Loire, à l'âge de 62 ans. Depuis des décennies, l'ombrageux théoricien de l'Internationale situationniste vivait discrètement, fustigeant la société marchande à coups de films étranges et de brefs pamphlets écrits dans une langue mariant Marx et le cardinal de Retz. Porté sur le whisky et ayant décidé de mettre fin à ses jours, l'auteur de La Société du spectacle avait pris soin d'assurer l'avenir de son épouse, Alice: en 1992, il négocie son transfert chez Gallimard pour la somme rondelette de 700 000 francs et, deux semaines avant son suicide, obtient 750 000 francs de Canal Plus pour une Soirée Guy Debord, n'omettant pas de demander à la chaîne cryptée d'étaler ses versements sur trois ans pour des raisons fiscales...
      […]
      La France a trente mois pour acheter ces archives au prix proposé par Yale. Soit, donc, encore sept cent trente-neuf jours. Bruno Racine prend immédiatement contact avec une Alice Debord déçue de voir ses projets contrecarrés. Il la rassure, lui promet une exposition, un colloque et s'engage moralement à rassembler la somme au plus vite. Première étape, un très chic dîner des mécènes de la BNF, le 15 juin dernier, dans le prestigieux hall des Globes, en présence d'Alice Debord: 18 tables de 12 convives à 500 euros le couvert, réservées par Veolia, Total, Nahed Ojjeh (richissime veuve de marchand d'armes), Pierre Bergé... Ironie suprême du moment, autour d'un tartare de bar de ligne aux légumes croquants arrosé de Château-Dassault 2001, tout ce petit monde admire le manuscrit, sous verre, de La Société du spectacle... Gageons que Debord lui-même en aurait souri. / Ce dîner et les promesses de dons – largement défiscalisés – recueillis ce soir-là ont permis de récolter 240 000 euros. Depuis, Bruno Racine contacte d'autres mécènes. Peut-être faudra-t-il aussi puiser dans les crédits d'acquisition de la BNF et demander un petit coup de pouce au ministère de la Culture – ne dit-on pas que Frédéric Mitterrand, à l'époque où il dirigeait son cinéma L'Entrepôt, avait été l'un des rares à programmer le film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni [Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu] ? Pour l'instant, on est encore loin du compte. Jadis, les situationnistes avaient proclamé un célèbre: « Ne travaillez jamais ! » On pourrait y adjoindre aujourd'hui: « Mais archivez toujours ! »

      L’Expess, Debord en situation délicate, 06 / 08 / 2009

      Ces extraits de presse permettent de comprendre l’opération « trésor national ». Si on veut être précis, il faut dire que la surenchère a eu lieu en amont. En effet, on ne peut pas penser que les ayant-droit de Debord aient vraiment voulu vendre ses archives aux américains ; elles devaient être dans sa ville : à Paris. Mais en s’adressant à une université américaine qui a les moyens, ils plaçaient d’emblé la barre très haute — et c’est sur cette barre que l’État français a dû s’aligner. On ne peut qu’admirer la méthode et le résultat : deux ou trois millions d’euros, c’est une belle opération qui a été réalisée là : chapeau les artistes !

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