jeudi 10 janvier 2013

Guy Debord et le deuil de l’engagement / 7




Il faut revenir ici à ce qui constitue sans doute la composante de fond du caractère chez Debord : la mélancolie. Finzi écrit. : « Le deuil, comme le note Freud dans son célèbre article Deuil et mélancolie, “est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté un idéal, etc.” Tout au long d’In girum, tant dans sa première que dans sa deuxième partie, se manifestent les symptômes d’un tel processus psychique sous trois occurrences : la destruction de Paris, “le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps” (1952-53) et, enfin, la disparition du prolétariat révolutionnaire. Ces trois objets de deuil sont l’occasion ici de continuer à mettre en évidence les modalités de représentation de soi de l’artiste, à l’œuvre dans ce film, par une approche aux abords cliniques, de la nostalgie romantique que narcissisme, en passant par la mélancolie. Ils sont aussi l’occasion d’esquisser un cheminement commun à une génération d’intellectuels qui ont mis de côté voire abjuré leurs ideaux à la fin des années soixante-dix. »

Jörn Etzolt* a bien noté cette mélancolie constitutive chez Debord repérable dès le début : « La mélancolie est là dès le commencement, dans le film Hurlement en faveur de Sade, ou les premiers écrits lettristes. / Ma thèse est donc que le rapport entre la révolution et la mélancolie chez Debord n’est ni un hasard ni un récit et constitue peut-être le cœur même de sa “théorie” et de ses actions. [...] La mélancolie est structurelle – et on peut dire que, chez l’hégélien Debord, la mélancolie c’est l’affect anti-hégélien ou a-hégélien ; la mélancolie c’est l’effet d’une relève toujours suspendue et inachevée. Mais inversement, la nécessité ou l’urgence d’une révolution totale, d’une révolution de la praxis de la vie quotidienne, naît aussi de cette mélancolie structurelle. »

Finzi analyse le film de Debord comme le film d’un « romantique » : « Déchiré entre nostalgie du passé et rêve d’avenir, le romantisme noir dénonce les désolations de la modernité bourgeoise. Le désenchantement du monde, la critique de la quantification de la mécanisation, de l’abstraction rationaliste, de l’État et de la politique modernes , de la dissolution des liens sociaux sont autant de thèmes de cette structure de pensée romantique déjà présent dans la première partie d’In girum qui nous permet avec Löwy** de considérer le Debord qui s’exprime dans ce film comme un romantique. » Mais, au-delà d’un certain romantisme (Baudelaire), In girum est surtout un film funèbre qui « pue la mort ».

Finzi poursuit : « Par sa voix [celle de Debord] s’exprime une conscience malheureuse, caractéristique de l’individu romantique, une conscience malade de la scission, cherchant à restaurer des liens heureux, seuls à même de réaliser son être. » Qu’il y ait une « conscience malheureuse » chez Debord est hors de doute ; mais qu’il ait voulu « restaurer des liens heureux » est hors de propos : il voulait établir des relations authentiques qui ne soient justement pas des liens — ce en quoi il a manifestement échoué ; en dehors peut-être de quelques rares relations personnelles, et encore. Suivent immédiatement des considérations qui ne sont pas sans intérêt sur la position de Debord par rapport au « marxisme » de son temps : « Perry Anderson y voit une “tristesse classique” symptomatique  de la place de Debord dans l’histoire du marxisme occidental. Pour Anderson en effet le principal champ d’application du marxisme occidental “fut l’esthétique – ou les superstructures culturelles dans un sens plus large. Enfin les principales innovations théoriques en dehors de ce terrain, qui développèrent des thèmes nouveaux, absents du marxisme classique – la plupart du temps de façon spéculative – révèlent un pessimisme constant. La méthode par impuissance, l’art comme consolation, le pessimisme comme apaisement : il n’est pas difficile de percevoir tous ces éléments dans la tonalité du marxisme occidental.” » Finzi ajoute : « Si un exemple explicite cette tristesse classique nous est donné, c’est bien à la toute fin du film, lorsque Debord cite pour l’unique fois Marx qui, dans une lettre à Arnold Ruge de 1843, écrivait : “Vous ne direz pas que j’estime trop le temps présent ; et si pourtant je n’en désespère pas, ce n’est qu’en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d’espoir.” » Mais, quand c’est la situation désespérée de l’adversaire qui suscite de l’espoir, c’est qu’on est soit même assez désespéré.

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* Guy Debord et la mélancolie révolutionnaire, in Dérives pour Guy Debord, Van Dieren Éditeur.

** « “Pour illustrer le romantisme noir – au sens de “roman noir” anglais du 18e siècle – de Guy Debord, je prendrais comme exemple un seul texte : le scénario du film In girum imus nocte et consumimur igni.”, Michael Löwy, L’Étoile du matin.


(À suivre)

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