lundi 31 décembre 2012

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 2



Tous les mystères de la théorie trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique ; la théorie rend compte en même temps de la pratique et de l’idéologie qui en est l’expression pervertie, mais elle ne peut en rendre compte que lorsque le mouvement révolutionnaire établit des rapports transparents entre sa pratique et son expression théorique ; il est à soi-même le théoricien de son activité pratique et celui par qui la théorie révolutionnaire s’objective. La théorie révolutionnaire st réapparue dans le monde moderne comme sur le terrain qui lui est propre, mais, pour ne pas se transformer en une nouvelle idéologie, elle devait s’investir dans une pratique à la hauteur de ses présupposés théoriques.

Le même mouvement, qui, dans les sociétés modernes, renforce à tous les niveaux la séparation par une division croissante du travail se traduisant lui-même par un développement permanent de la hiérarchie et de la spécialisation, renforce également la scission entre la théorie et la pratique.

Depuis l’échec du premier assaut lancé contre le vieux monde par l’ancien mouvement ouvrier, la praxis révolutionnaire a déserté le monde. L’Internationale situationniste a prétendu faire front à cette situation3, mais elle lui a finalement tourné le dos en se définissant comme un groupe de théoriciens4 s’attachant à l’élaboration d’une nouvelle théorie révolutionnaire et aux problèmes que pose sa communication dans le monde5. Cette attitude relève d’une conception mécaniciste de la théorie qui s’élaborerait dans un petit groupe expérimental quasi-alchimique, où s’amorce la réalisation de l’homme total »6, pour être ensuite distribué à ces bons sauvages que sont pour l’I.S. les différents éléments de contestation et de critique épars dans le monde. Lorsque l’Internationale situationniste prétend discuter au niveau théorique aves des organisations révolutionnaires (Zengakuren, Accion Communista) et leur consent son appui critique, c’est pour sombrer dans la farce bureaucratique et pour juger ces mouvements et leur programme du point de vue supérieur et abstrait d’un radicalisme désincarné7.

Cette perspective est à la fois sous-léniniste et sous-hégélienne ; sous-léniniste par sa conception éducative du dialogue, sous-hégélienne par son abstraction, son hypostase et sa superfétation du rôle de la théorie.

La théorie cependant, quand elle sort du monde, ne peut y revenir de façon radicale en l’absence d’une praxis révolutionnaire. La relation entre la théorie et la pratique reste alors le problème central auquel se trouve confronté inévitablement tout groupe ou organisation à prétention révolutionnaire. L’internationale situationniste n’a pas échappé à cette nécessité et sa faillite peut s’analyser à trois niveaux.

   De rares tentatives unilatérales8 n’avaient pas suffi à dépoussiérer une vieille théorie révolutionnaire figée dans des cristallisations dogmatiques ou affadie par des édulcorations réformistes. L’internationale situationniste a contribué de manière décisive à rehausser la théorie révolutionnaire au niveau du mouvement réel de la société globale. Elle a eu le mérité de porter la critique sociale sur le terrain de la vie quotidienne et elle à, du même coup, repris le point de vue de la totalité et les projets de dépassement et de réalisation de la philosophie et de l’art. Elle a étendu la théorie de l’autogestion à tous les domaines de la vie sociale, amorcé une timide critique de l’économie politique et affirmé l’exigence d’un accord minimum entre ce qui est dit et ce qui est fait. La misère de l’environnement accentue la qualité d’un niveau théorique qui rejoint parfois celui de Korsch, de Lukacs, voire celui de Marx.

Mais, comme toutes les formulations dont le rôle historique est achevé, cette théorie a cessé de jouer un rôle progressif et va de plus en plus se dégrader en idéologie. Elle peut se survivre un moment encore, à la fois comme une forme dépassée après avoir atteint son apogée, et aussi comme tout être n’exerçant plus aucun pouvoir sur sa propre vie. Au moyen de concepts précédemment élaborés transformés en stéréotypes, d’artifices logiques et de trucs linguistiques, un certain nombre de mécanismes permettent à l’I.S. de continuer à fonctionner9. S’il est vrai que les mots travaillent pour l’organisation dominante de la vie, ils ont trouvé là un emploi dans un secteur de pointe ; en leur faisant rendre tout ce qu’ils peuvent, l’Internationale situationniste peut produire encore des revues et des livres. Mais le contraste entre ce qui paraît encore théorique et ce qui est déjà manifestement idéologique se réduit maintenant de plus en plus 10.

   À un niveau intermédiaire où la théorie cesse d’être à elle-même sa propre fin sans être encore l’expression d’une praxis réelle, l’Internationale situationniste a mené la seule lutte pratique possible pour l’époque : opposer les armes de la théorie à l’impuissante intelligentsia de gauche. L’absence d’une praxis révolutionnaire globale et d’un mouvement révolutionnaire organisé a été accompagné par une aliénation de la théorie révolutionnaire qui, ou bien transformée en idéologie mensongère organise la fausse conscience pour masquer l’échec du vieux mouvement ouvrier et la dictature bureaucratique qui lui a succédé, ou bien se cantonne dans des débats casuistiques et byzantins : une théorie désincarnée n’ayant nulle intention de montrer la voie de sa réalisation 11.

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3. C’est là l’essentiel de ce qui distingue le moindre situationniste d’un quelconque argumentiste.

4. Cf. le tract « Les luttes de classe en Algérie » : « La revue “I.S.” est l’expression d’un groupe international de théoriciens qui, dans les dernières années, a entrepris une critique radicale de la société moderne : critique de ce qu’elle est réellement et critique de tous ses aspects. »

5. Cf. le rapport de Debord à la huitième conférence de l’I.S. en juillet, 1966 : « Notre affaire est avant tout de constituer une théorie critique globale et (donc inséparablement) de la communiquer à tous les secteurs déjà objectivement engagés dans une négation qui reste subjectivement fragmentaire. »

6. Cf. I.S. n° 8, p. 47.

7. Cf. notamment I.S. n° 10.

8. Cf. la revue « Socialisme ou Barbarie » qui au cours de l’après-guerre à su restituer, après 50 ans de falsifications, l’essentiel de l’analyse révolutionnaire du travail dans la société capitaliste, sans s’élever toutefois, ni à la saisie de ce qu’il y a de nouveau dans le monde moderne, l’extension de l’aliénation du travail à tous les aspects de la vie sociale, ni à la nécessité du dépassement du travail en tant qu’activité spécialisée et non consciente dans la production de la richesse sociale.

9. Une simple analyse sémantique suffirait à les démontrer si cela était nécessaire. « Attention, trois provocateurs » est un modèle du genre : une I.B.M. paranoïaque aurait pu l’écrire. (Cf., en annexe, Rien que la merde, mais toute la merde.)

10. On pourrait montrer que les fragments d’idéologie à l’I.S., comme ceux de la communication, de la transparence, de la cohérence, du jeu, de l’expérimentation, de la théorie, etc. s’organisent autour de deux axes principaux qui se complètent, et dont l’importance respective varie selon la conjoncture : une idéologie quelque peu kantienne du devoir-être avec ses corollaires perfectionnistes et réformistes, une idéologie triomphaliste s’où résulte tout aussi nécessairement le volontarisme.

11. La continuité des deux moments a été assurée par la même équipe dont les membres ont troqué leur rôle d’« intellectuels » soumis dans le parti stalinien contre l’idéologie débridé dans la bande d’Argument.

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 Dans le monde du spectacle, la sphère culturelle est un des lieux de l’organisation de l’apparence, où la mise en spectacle de la théorie révolutionnaire falsifiée désamorce les possibilités révolutionnaires réelles. C’est dans le combat intérieur et extérieur à la sphère culturelle, contre la culture dominante et notamment contre la pseudo-pensée révolutionnaire et son cas-limite Lefèbvre, que l’I.S. a remporté ses véritables succès. Dans la lutte contre le confusionnisme général imposé par le spectacle dominant, on ne saurait être en deçà ce ces nouvelles exigences.

Maintenant que l’I.S. s’est érigée dans le monde de la culture en gardienne de la théorie et en archétype de la pureté et de la rigueur révolutionnaire, qu’elle est entrée dans le même type de rapports falsifiés entre une théorie se dégradant en idéologie et une pratique politique chargée de la mettre en œuvre, ces mêmes exigences imposent le refus tout aussi radical d’une pratique telle qu’elle tend de plus en plus à se retourner contre ses propres présuppositions.

   La praxis révolutionnaire globale, bouleversant et réorientant tous les aspects de la vie, est à la fois le résultat du mouvement de la société dont elle est la négation, et ce mouvement lui-même ; à une époque où ces deux termes sont disjoints, toute pratique est forcément partielle et elle doit se reconnaître et se combattre comme telle, si elle ne veut pas que soit pervertie sa relation avec le mouvement global. L’Internationale situationniste n’a pas évité le piège d’un urbanisme unitaire12 qui s’inscrirait immédiatement dans l’existant, que pour tomber dans celui d’une pratique de groupe abstraite et réifiée.

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12. Cf. notamment I.S. n° 6.

(À suivre)

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