jeudi 8 décembre 2011

À propos du livre de Jean-Marc Mandosio : Dans le chaudron du négatif et des remarques faites à son sujet par Annie Le Brun / 4

4.
Il serait difficile de trouver dans toute la production situationniste quoi que ce soit qui révèle une connaissance approfondie de la pensée hermétique, et donc de l’alchimie. Même chez Vaneigem chez qui l’on trouve certes de nombreuses références alchimiques, il ne s’agit jamais que d’une rhétorique. En ce qui concerne Debord, il faut rappeler que celui-ci a toujours tenu à se montrer comme un esprit rationaliste et matérialiste, ennemi de toute dérive idéaliste ou mystique* ; on peut donc penser, jusqu’à preuve du contraire, que l’usage qu’il a pu faire de l’imagerie alchimique n’est lui aussi que rhétorique et esthétique. À ce propos, il est pour le moins étonnant de constater que Mandosio semble ne pas avoir vu dans le film testamentaire de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni, qui est intégralement construit — jusque dans son titre — sur la figure de l’Ouroboros, la métaphore alchimique qui pourtant crève les yeux. — ceci expliquant peut-être cela.

À la question de savoir pourquoi les situationnistes ont fait ce « choix de l’alchimie en tant que modèle d’une transformation révolutionnaire de la société » Mandosio donne une seconde réponse : « Les alchimistes ont élaboré, au fil des siècles et sous diverses formes, une théorie du changement qualitatif » ; et il se trouve que cette « théorie du changement qualitatif » est « l’une des sources de la dialectique hégélienne », récupérée par Marx qui, après l’avoir remise sur pied, l’a enrôlée dans le combat révolutionnaire. Nous nous retrouvons donc là en terrain connu. Mais s’il est exact de relever que Hegel a incontestablement été à l’école de Jakob Boehme, il est plus difficile de faire de Marx un adepte — même s’il lui arrive à l’occasion de comparer « le capitalisme et l’alchimie ». En ce qui concerne l’I.S., il est évident qu’elle n’a en aucun cas choisi l’alchimie comme le modèle de sa pratique révolutionnaire ; elle n’a fait, comme le note fort justement Mandosio, qu'en transposer la terminologie dans la théorie  : « L’alchimie fonctionne dans la théorie situationniste, telle que l’expose Vaneigem, comme une métaphore du renversement révolutionnaire, en association avec le modèle dialectique. » ; et qui plus est celle-ci servira par la suite à pallier l'échec de l’I.S. sur le front révolutionnaire pourtant salué de manière triomphaliste par Debord. Et c’est précisément cette « déconfiture » (Mandosio intitule d’ailleurs le chapitre III de son livre : De la déconfiture et des moyens de l’accommoder.) que la « métaphore » alchimique est chargé de transmuter par la magie des mots. Ainsi, quand près de conclure, Jean-Marc Mandosio croit bon d’écrire que : « Ce qui apparaît maintenant comme un faiblesse majeure des textes situationnistes — surtout ceux de Vaneigem — était à peine visible il y a trente ans ; bien plus, c’était précisément ce qui apparaissait à l’époque comme une de leur grande force : la capacité (d’ordre exclusivement rhétorique) de faire considérer comme presque à portée de main des buts hors d’atteinte, de faire miroiter une résolution magique des contradictions dans un « dépassement » inouï des conditions objectives. », il ne voit pas, là non plus, que cette faiblesse, qui apparaissait comme une force au début, mais qu’il voit maintenant comme une faiblesse dans la théorie situationniste, reste une force à la fin précisément pour la raison qu’il donne : elle est strictement de l’ordre de la rhétorique et c’est cette rhétorique seule qui peut faire de l’échec situationniste une victoire du parti révolutionnaire.

Il faut revenir à ce propos sur In girum imus nocte et consumimuri igni qui est à ce titre exemplaire. Debord y ressaisit magistralement, et pour lui, les épisodes de « l’aventure situationniste » en les mettant en œuvre dans un véritable opus alchemicum qui fonctionne en boucle et où toute « cette poussière d’images » méprisables qui le composent se trouve sublimée par le montage de façon à ce qu’on ne puisse plus opposer ni « blâme » ni « reproche » à cette apologie littéralement « incorrigible » dont il est, lui, l’unique sujet.

Le Serpent autophage — parfaite image de l’éternité — qu’il exhibe dans son film représente finalement la victoire de Debord sur le Temps qui dévore même ses « enfants perdus » — « Alcméon affirme que ce qui fait que les hommes meurent c’est qu’ils ne leur est pas possible de joindre le commencement et la fin. ». En fixant cette ultime figure dans son imagier Debord joue sa dernière carte « à ce jeu de la vie où nous perdons coup sur coup » et qui va bientôt se terminer pour lui ; et il rafle la mise en mettant fin à une partie où il aura réussi à doubler le Diable lui-même. C’est, il faut le reconnaître, quand même assez fortiche : chapeau l’artiste ! et tant pis si j’me trompe.


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* Il y a pourtant dès le début chez Debord une attirance manifeste pour une certaine forme d’« occulte » — qui se retrouvera par la suite dans son « goût » pour les « dessous de l’Histoire » et les complots en tout genre — qui ne l’empêchait de sanctionner ceux qui l’affichaient trop ouvertement ; ainsi de Chtcheglov de plus en plus attiré par les doctrines ésotériques et qui sera exclu de l’I.L. pour : « mythomanie, délire d’interprétation — manque de conscience révolutionnaire » — ce qui n’est pas le véritable motif de son éviction qui était, comme dans d’autres cas similaires, liée à un problème de suprématie dans le groupe. Debord fera d’ailleurs allusion plus précisément à la (fausse) raison de l’exclusion de son « frère » Ivan dans le n°25 de Potlatch (26 janvier 1956), dans un article intitulé Contradictions de l’activité lettriste-internationaliste, où il n’est pas nommé mais où on le reconnaît : « Une autre fraction, comprenant parfois les plus avancés dans la recherche d’un nouveau comportement, se voit conduite par le goût de l’inconnu, du mystère à tout prix — et, il est à peine besoin de souligner, par une niaiserie philosophique peu commune — à divers aboutissements occultistes et qui frisent même la théosophie. »

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