dimanche 18 décembre 2011

Lectures – Philosophie de l’alchimie

Ni philosophie contribuant, au sens cartésien, à une maîtrise et possession de la nature ; ni seulement « vision du monde » propres aux siècles passés et aujourd’hui périmée ; ni voie spirituelle à part entière susceptible de rivaliser avec les grandes religions révélées ; moins encore — si ce n’est par dérivation perverse — technologie de l’invisible aux mains de quelques initiées… Qu’est donc l’hermétisme alchimique ? Une maîtrise redevenue souveraine de autoguérison ; le nœud d’une articulation irremplaçable entre Unité et multiplicité, matière et esprit, à propos de laquelle la philosophie n’a cessé de son côté de s’interroger sans parvenir à en faire le moyeu d’une dynamique vitale qui soit aussi culturellement et spirituellement créatrice. En d’autres termes, une « alchimie » plus ou moins consciente et subtile ne présiderait-elle pas à tout processus de transformation et d’incarnation nécessitant la préparation d’une « matière » et la régulation d’un « feu » sans lesquelles toute aspiration intellectuelle ou spirituelle courrait le risque d’une volatilisation ou d’une errance privée de « corps ».

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[…] alors même que la Modernité tend à se structurer idéologiquement sur une opposition aux allures de dualisme métaphysique entre progressistes et réactionnaires ; partisans de la transgression libertaire (Sade) et artisans de la restauration autoritaire (J. de Maistre), exacerbant le vieux débat, semble-t-il endémique en Occident, entre matérialisme et spiritualisme ; d’autres penseurs et créateurs virent surtout en Occident le théâtre d’un déchirement paralysant  d’une désynchronisation tragique dont l’antidote serait un changement radical de regard comparable à une transmutation. S’il est donc un dénominateur commun à tous ceux qui ne se retrouvent ni dans le triomphalisme progressiste, ni dans les nostalgies « réactionnaires », c’est bien la perception douloureuse d’une telle discordance : comme si, frappé d’un mal qui fait de lui une « Terre gaste », un Waste land (T.S. Eliot), l’Occident moderne vivait l’expérience  d’un sorte d’alchimie obstinément négative plus nettement perçue, évidemment, par ceux que leur forme de sensibilité prédisposait à chercher, dans leur propre création, un équivalent du Grand Œuvre philosophal.

[…]

Au-delà, donc de tout débat jamais clos entre tradition(s) et modernité, ou de l’influence directe exercée par l’alchimie sur tel ou tel auteur ou courant de pensée, se dessine la possibilité d’interpréter « alchimiquement » le cours ascendant/déclinant de ces deux derniers siècles laissant apparaître la configuration d’un Extrême-Occident déchiré par la plainte de ces « jamais nés » dont le poète Trakl fut au XXe siècle l’une des ombres les plus bouleversantes. Configuration éminemment parlante puisque s’y font écho « la douleur d’un ajustement avorté » — celui de tout créateur demeuré prisonnier des limbes — et le déclin d’une culture perçue comme « occidentale » en raison même de la déclinaison entropique qui en affecte le cours. […] Et s’il s’avère que l’histoire de cette « perte de l’âme » et celle de l’occultation de toute pensée de la transmutation soient les deux faces d’une même tragédie en son essence « occidentale », alors les « alchimies » modernes et contemporaines Œuvrant sur les débris, traces et éclats dispersés du Grand Œuvre, apportent pourtant un vivant démenti au caractère supposé fatal, voire libérateur, d’une telle entropie.


Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie, Grand Œuvre et modernité, puf questions.

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