De toute évidence, vivre c’est s’effondrer progressivement. Les coups qui vous démolissent le plus spectaculairement, les grands coups soudain qui viennent — ou semblent venir — de l’extérieur, ceux dont on se souvient, ceux qu’in rend responsables de tout et dont on parle à ses amis dans les moments de faiblesse, ceux-là tout d’abord ne laissent pas de trace. Mais il existe un autre genre de coup, celui-ci venu de l’intérieur, et dont on s’aperçoit trop tard pour y remédier. Irrévocablement s’empare alors de vous la révélation que jamais plus vous ne serez celui que vous avez été.
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On peut s’effondrer de plusieurs manières : délabrement mental — auquel cas le pouvoir de décision vous est ôté par d’autres ; délabrement physique, où la seule solution est la soumission au blanc monde hospitalier ; et enfin délabrement nerveux.
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Le remède classique quand on est démoralisé consiste à tourner son regard vers ceux qui vivent vraiment dans la misère ou soufrent physiquement — cela éclaire en toute saison les ténèbres en général et s’avère dans la clarté du jour un conseil assez salutaire pour tous. Lais à trois heures du matin un paquet oublié acquière la même importance tragique qu’une sentence de mort et le remède ne fait aucun effet — or lors d’une vraie nuit noire de l’âme, il est toujours trois heures du matin, jour après jour. À cette heure, la tendance est de refuser de se confronter à la situation le plus longtemps possible en se retranchant dans un rêve infantile — dont on est constamment tiré en sursaut par différents contacts avec le monde. Alors on fait face le plus vite possible et avec le plus de détachement possible, avant de se réfugier de nouveau dans le rêve en espérant que les choses s’arrangent d’elles mêmes grâce à une merveilleuse aubaine matérielle ou spirituelle. Or plus on reste en retrait, plus l’aubaine devient improbable — on n’attend plus la disparation en fondu d’une unique douleur, mais on se retrouve le témoin malgré soi d’une exécution, de la désintégration de sa propre personnalité… / À moins que la folie, la drogue ou la boisson ne s’en mêlent cette phase aboutit en fin de compte à une impasse et une tranquillité vide de sens lui succède, au cours de laquelle vous pouvez essayer d’évaluer ce qui a été éliminé et ce qui reste.
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Mon immolation de moi-même était imprégnée de ténèbres. Elle n’avait clairement rien de moderne — pourtant je l’observais chez d’autres, chez une douzaine d’hommes distingués et ardus à la tâche depuis la guerre. (Je vous ai entendu, mais c’est trop facile — il y avait des marxistes parmi eux.) Je m’étais tenu prêt pendant les six mois où l’un de mes contemporains célèbres avait joué avec l’idée de Grève générale ; j’en avais observé un autre, tout aussi éminent, passer des mois dans un hôpital psychiatrique, incapable de supporter le moindre contact avec ses semblables. Et je pourrais en recenser une vingtaine qui, ayant renoncé, étaient décédés. / Cela me conduit à l’idée que les survivants avaient accompli une sorte de coupure nette. C’est un grand mot et cela ne peut se comparer à une évasion de prison qui se soldera probablement par l’envoi dans une nouvelle geôle ou par la réintégration dans l’ancienne.
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[…] le panneau Cave canem est suspendu en permanence au-dessus de ma porte. Cependant je m’efforcerai d’être un animal bien élevé, et, si vous me lancez un os entouré de suffisamment de chair, il se pourrait même que je vous lèche la main.
Francis Scott Fitzgerald, L’Effondrement, Rivages poche.
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