lundi 20 février 2012

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 6

6. Une étrange guerre

Revenons donc au film que Philippe a consacré à son idole. Cela s’appelle joliment : Une étrange guerre. Faut-il y voir une allusion à cette idylle contrariée entre Philippe et Guy ? Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que c’est, dans son genre, un film « extraordinaire » : une sorte d’exploit Non que ce soit une grande réussite cinématographique : ce serait plutôt le contraire. Ce qu’il y a d’extraordinaire, en l’occurrence, c’est que Philippe ait réussi à réaliser cette pauvre chose en ayant obtenu l’accord et l’aide des héritiers de Guy — en l’occurrence sa veuve Alice et le mignon Patrick Mosconi, un ami de la famille. Ceux-ci ne pouvaient ignorer tout le mal que Guy pensait de Philippe ; alors la question est : pourquoi ont-ils donné leur accord à celui-ci en sachant que jamais Debord n’aurait voulu être associé en quoi que ce soit à cette farce ? La seule réponse plausible est qu’ils ont voulu profiter de l’occasion pour ridiculiser à bon marché ce pauvre Philippe qui n’y a pas vu malice. Et si c’est le cas, on peut dire qu’ils ont parfaitement réussi leur coup (bas). En effet quiconque prend la peine de visionner ce film ne pourra qu’être peiné — ou s’il s’en amuse c’est qu’il n’a pas de cœur — de voir la pitoyable prestation de Philippe en Guy Debord lisant avec dévotion une sélection des versets de l’opus magnum du Maître: La Société du spectacle. Allez-y voir vous-même si vous ne le croyez pas.

____________________

* Sur le site de Philippe Sollers — où l’on trouve encore beaucoup d’autres bonnes choses : c’est un homme de goût, il ne faut pas l’oublier — en suivant ce lien :



(À suivre)

dimanche 19 février 2012

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 5

5. Une pantalonnade : Plhilippe Sollers en Guy Debord

On voit que Debord n’a pas particulièrement encouragé Sollers en faisant, ne serait-ce qu’un pas, dans sa direction. Qu’à cela ne tienne puisque Guy ne voulait pas venir à lui, c’est lui qui irait à Guy — qu’il le veuille ou non. Et pour ce faire, il suffisait d’en endosser le costume et d’en adopter la pose : c’est « le devenir Debord », comme dirait l’autre. Dont voici quelques étapes — les citations qui suivent son tirées  du Discours parfait, folio.

« Qui a dit “le devenir-falsification du monde est un devenir-monde de la falsification” ? Le gnostique Debord. Mais écoutons encore l’Évangile selon Philippe : “Ce monde est un mangeur de cadavres. Tout ce qu’on y mange est mortel. La vérité est une mangeuse de vie. Voilà pourquoi aucun de ceux que nourris la vérité ne mourra.” » Paroles secrètes, p. 108.

À la question : « Les gnostiques dénoncent le règne de l’“oubli” et de la “fabrication mensongère”. Même si ce règne domine le monde sans partage, ils pensent qu’on peut le vaincre à tout moment. Est-ce aussi votre avis ? Et si oui, à quelles conditions ? En admettant, comme les gnostiques, que le monde soit truqué de part en part — et plus que jamais à l’ère de “spectaculaire intégré”, selon l’expression de Guy Debord —, peut-on accéder à autre chose qu’au trucage ? […] » Philippe répond : « […] Les gnostiques ne cherchent pas à vaincre le monde. Ils ne poursuivent que le salut. Le monde demeure le partage du mauvais. Peu importe que le monde soit truqué, ce qui compte c’est la guerre entre la damnation et le salut. Debord, on lui rendra les hommages convenus, mais il reste pris dans le social. Trop de social entrave la dimension libre du temps. Il parle depuis sa singularité, dans une solitude tout à fait gnostique, tout en prétendant s’exprimer au nom d’une communauté imaginaire. C’est le problème des communautés : elles sont toutes imaginaires. […] / […] Les échecs ne sont qu’un moyen d’apprendre à vaincre. Il est interdit d’échouer quand on est confronté à la “Grande Guerre”, celle que décrivent les manichéens. On peut saluer les combattant héroïques, même quand ils ont collu la défaite. Mais sans se laisser empêtrer dans la fascination de la déroute. Debord a perdu, salut ! » La connaissance comme salut, pp. 129, 145, 146.

À la question : « Vous avez eu le bon accueil des éditions du Seuil pour éditer la revue Tel Quel… » Philippe, un peu irrité répond superbement : « Attendez ! D’abord, à l’époque, je suis best-seller. Et, au lieu d’exploiter le filon, je fais une revue : premier blasphème, première mauvaise note. J’ai une très mauvaise note à mon dossier. J’ai une très mauvaise réputation, comme dit l’autre, mais différente de celle que Debord a eue. Lui, c’était le refus complet. Chacun son style. » Technique, p. 673.

À la question : « La métaphore de la guerre traverse toute votre œuvre. Elle est présente dans vos titres. La Guerre du Goût, Guerres secrètes, vos thèmes, la guerre des sexes, la stratégie chinoise… Sollers serait-il en guerre ? Et contre quoi ? » Philipe, qui n’y va pas avec le dos de la cuillère, répond carrément : « Je suis en guerre contre tout, famille, société… C’est pour ce la que j’ai aussi intitulé mon film sur Guy Debord Une étrange guerre*. Debord est l’exemple d’un grand général qui a perdu sa guerre. Il a gagné son échec. C’est énorme. Mais nous ne sommes pas là pour perdre la guerre que nous menons, il faut la gagner. Et gagner la guerre, cela consiste à faire plusieurs chose à la fois, à avoir des identités multiples, à mener des combats contre l’Adversaire, le diable si vous voulez… » La littérature ou le nerf de la guerre, p.690.

À la question : « Vous avez parlé de Spectacle. Alors, la figure de Debord, qui traverse le livre, est-elle pour signaler que l’on est dans le roman que devait produire la Société du spectacle ? » Philippe, qui biche**, répond : « Il me semble que ce roman correspond, profondément, aux thèses du livre de Debord Commentaires sur la société du spectacle, paru en 1988. » La Fête à Venise, p. 817.

__________________

* Nous reviendrons sur cet opus sollerssien qui est remarquable à plusieurs titres.

** Il faut dire que Philippe était interrogé pour l’occasion par Josyane Savigneau qui est l’une de ses plus ferventes admiratrices — il y avait aussi Jean-Louis Brochier ;  mais celle qui le kif c’est la belle Josyane.


(À suivre)

vendredi 17 février 2012

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 4

4. Sollers (mal) vu par Debord


Extraits de la Correspondance de Guy Debord, volume 5 :

Lettre à Lebovici, 23 juin 77 : « C’est une merveille de voir Debray, après Deleuze dans Le Monde, pourfendre la “nouvelle philosophie”. L’inflation de la sous-pensée spectaculaire gêne les récupérateurs eux-mêmes, parce qu’elle les dépasse dans la nullité et ignominie ; et les démode (excepté Sollers, le Cocteau de notre époque, qui veut prendre aussi ce dernier train en marche). »


Extraits de la Correspondance, volume 7 :

Lettre à René Basse, 31 octobre 89 : « Moi non plus je n’aime pas Sollers, sans le connaître, heureusement. »

Lettre à Daniel Valence, 19 décembre 89 : « Merci de me signaler les sottises de Sollers. Et la tâche est lourde ! »

Lettre à Jean-Jacques Pauvert, 14 novembre 91 : « Je pense comme vous à propos de Gallimard : il est déjà bien tard. Vous devez n’avoir rien à discuter avec les subalternes : la Cremisi [Note : Teresa Cremisi, collaboratrice d’Antoine Gallimard.], ce pauvre bouffon de Sollers, etc. Il semble qu’Antoine lui-même, officiellement le responsable, en vienne à réitérer sa bévue de 1969 ; et le siècle finira sans lui donner une nouvelle occasion de récidive. […] Je n’avais même rien répondu, évidemment, de ces burlesques aux avances Mauriès, Sollers, etc. Et même avec le responsable, je ne veux discuter de rien. Or, des hésitations, interventions de collaborateurs, nuances rajoutées, seraient en fait l’équivalent de discussions. Vous pourriez conclure en disant que j’ai été choqué d’apprendre qu’un éditeur pouvait être “si bête et malheureux” qu’il se laisse conter que je pourrais fréquenter un Sollers (et pourquoi pas Mao, Castro, Gorbatchev ?).[…] / P.-S. : Pendant qu’Alice tape cette lettre, j’entends un banal débat de France-Culture, avec Sollers et d’autres du même genre. On y déplorait que les grandes valeurs de l’écriture, dont on noud fatigue les oreilles, soient tous morts : une longue liste le prouve en effet. Quelqu’un riposte savamment : “Debord” ; Sollers dit “Debord” ; un troisième le dit aussi. Là-dessus une idiote, qui se prénomme Isabelle, en convient gracieusement, et comme avec , par habitude, bien sensible aux menaces, je vous avoue que je trouve quelque chose d’un peu fatigant d’être devenu si vite un classique… mais, au moins, faites le meilleur usage de cette situation instable. »

Lettre à Annie le Brun, 5 novembre 92 : « […] Sollers ne peut faire le moindre doute pour personne, et pour moi moins, soyez-en sûre, que personne. Il paraît clair, en lisant sa risible Fête à Venise, qu’il veut insinuer qu’il a participé jadis à la Conférence de Venise : qu’il a figuré de sa personne ay nombre des mythiques “situ clandestins”. Et en plus j’ai su, par Jean-Jacques, que l’animal avait prétendu, auprès d’Antoine Gallimard, qu’il me connaissait personnellement. Il vient de redoubler de cynique audace en ma livrant un stock de lauriers dans l’Humanité. [Note : “Avez-vous lu Debord ?” Entretien d’Arnaud Spire avec Philippe Sollers, dans L’Humanité du 5 novembre 1992.] / Chaque fois qu’il plait à un de ces agents du spectacle — ou bien qu’il en reçoit l’ordre — de parler élogieusement de moi, i y a quelques malveillant robots qui vont en conclure qu’il faut donc qu’il y ait quelques connivences entre ce noble critique et moi ; tant l’époque à rendu les gens stupides, et les manipulations faciles : et c’est même dans ce seul but qu’un Sollers s’y emploie. […] Mais enfin, même si j’étais un artiste, il est sûr que je ne considérerais pas Sollers comme un autre artiste, qui serait, par exemple, trop mondain. / […] »

Lettre à Michel Bounan, 21 décembre 92 : « […] / Je t’envoie une très surprenante manifestation de cynisme, que tu ne risquerais pas de découvrir parmi tes lectures habituelles. Sollers à qui je n’ai jamais voulu répondre, a peut-être pensé qu’à la fin il m’y contraindrait en faisant mon éloge dans L’Humanité (et les staliniens sont dans une telle déroute qu’ils peuvent se prêter à son jeu). […] »

Lettre à Jean-Jacques Pauvert, 8 février 93 : « […] / Sollers laisse dire partout, et même sans rectifier quand il est présent, qu’il est mon éditeur ! Hallier dans son Idiot de janvier, vient de rappeler que c’était plutôt vous, quoique le détail doive passer pour assez négligeable à son sens ; car il me deste autant qu’il hait Sollers. Je suppose que vous avez vu le dernier bulletin avec de nouvelles imp[r]udences [Note : De la part de Philippe Sollers, qui se servait (dans le bulletin Gallimard de janvier 1993) de citations extraites des Commentaires sur la société du spectacle, à propos du “secret”, pour annoncer la sortie de son livre Le Secret.]. J’attendrais avant de juger de connaître vos conclusions. / […] »



On le voit c’était une (love) affaire qui ne se présentait pas sous les meilleurs auspices pour Philippe. Mais celui-ci était décidé à ne pas lâcher le morceau, coûte que coûte. C’est ce que nous allons voir dans un prochain épisode (qui s’annonce chaud).


(À suivre)

jeudi 16 février 2012

Intermezzo


J’ai commencé ce blog par hasard. Je l’ai continué par jeu. Je me suis pris au jeu. On sait le sérieux du jeu. On me dira : à quoi jouez-vous donc ? Je répondrai : au jeu de la vérité. On a tendance à prendre une certaine liberté avec la vérité. Même quand on prétend être de son parti. Je ne prétends pas détenir la vérité. Je veux juste y travailler. Personnellement je n’ai rien à défendre. Mais je pense qu’il ne faut laisser à personne le soin d’écrire l’histoire pour son propre compte en ignorant superbement le point de vue des autres protagonistes. Il ne faut pas se laisser intimider par quelque autorité que ce soit. Il faut dire ce que l’on a à dire. C’est ce que je fais. Que cela plaise ou non.

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 3

2. « Parce que c'était lui ; parce que c'était moi. »

Il est symptomatique de voir que Sollers ne s'intéresse véritablement qu'à la personne même de Debord. « Laissons de côté l'internationale situationniste », n'est-ce pas ? Parce que l'I.S. c'est évidemment Debord, pas vrai ? On assiste là aux prémisses de l'opération de réduction de « l'aventure situationniste » à la seule grande figure de Debord, qui a été menée à sa conclusion logique par les « héritiers » : l’apothéose de Debord. Sollers toujours à l'avant-garde du retard fait, là encore, œuvre de pionnier. Ce qu'il y a de bien avec Sollers, c'est qu'l n'a pas peur du ridicule. On ne relèvera pas ici les absurdités, les approximations et les contre-vérités qui se trouvent dans son article (de Paris) ; mais il faut revenir sur la « méthode-Sollers » que l'on pourrait résumer par l'expression : m'as tu vu ? C'est un « truc » que l'on peut recommander à tous les littérateurs de seconde zone ; c'est facile et ça peut rapporter gras. Cela consiste à se mettre à côté d'un grand personnage de l'histoire (littéraire ou autre) et de dire combien il est formidable quoi que mécompris et sous-estimé par tout le monde ou presque sauf vous. L'opération doit être répétée aussi souvent que nécessaire jusqu'à ce que le public finisse par se demander : mais qui est donc ce type à côté de X (Sollers en l'occurrence) sur la photo ? Concernant l'approche sollersienne de Debord, il est à remarquer l'habileté du dragueur qui suggère, mine de rien, sa familiarité avec le sujet : « Préfère le bourgogne au bordeaux, choix discutable. » Debord qui avait pourtant écrit lucidement, à une autre époque de sa vie il est vrai, que lorsque l'on se voyait approuvé par un ennemi, il fallait se demander quelle erreur on avait bien pu commettre, avait apparemment oublié cette excellente maxime qui pourtant s'applique parfaitement au cas que nous traitons. Il aurait compris autrement que si Sollers a pu se reconnaître dans ce Debord-là, c'est parce celui-ci en était arrivé là. Ce qui a été confirmé par la suite.

(À suivre)

mercredi 15 février 2012

Sollers / Debord : Histoire d’une idylle contrariée / 2

In Arcadia ergo.

1. La déclaration

Non content d’être installé à demeure dans la prestigieuse maison Gallimard, Philippe exerçait aussi ses talents en tant que chroniqueur Mondain dans le non moins réputé quotidien vespéral — qui n’était pas encore devenu le torchon qu’il est aujourd’hui — dont la rubrique littéraire était tenue d’une main de velours par la belle Josyane qui couvait Philippe — pour lequel, il faut bien le dire, elle en pinçait — de son œil de biche. Heureuse époque ! Mais je m’égare. Revenons. C’est donc dans Le Monde des Livres que Philippe devait déclarer sa flamme à Guy. Nous allons donner un large extrait de cette pièce d’anthologie. Il est à noter que la version (un peu arrangée) qui a en été publié en volume dans La Guerre du goût * a également été retitrée, le très familier : « Guy Debord, vous connaissez ? » a été remplacer par le plus solennel : « La Guerre selon Guy Debord ». Voyons.

Cela donne : « […] / Il faudrait des pages pour décrire les activités clandestines de Guy Debord, écrivain français dont quelques amateurs savent qu’il est, de loin, le penseur le plus original et le plus radical de notre temps. Un lecteur à Jérusalem, un autre à Stockholm, un autre à Sydney, deux à Paris, cinq ou six ailleurs, cela suffit amplement. Laissons donc de côté l’Internationale Situationniste et les thèses fameuses de La Société du spectacle, thèses corrigées et approfondies dans les Commentaires de 1988. Voici maintenant Panégyrique, premier tome des Mémoires de quelqu’un qu’on croyait définitivement voué à l’impersonnalité de la critique révolutionnaire. Mais enfin, qui est ce Debord ? Vous le connaissez ? Où peut-on le rencontrer ? L’interviewer ? Le photographier ? Le filmer ? Comment vit-il ? Qui le paye ? Pourquoi sa maison d’édition n’adresse-t-elle pas ses livres aux journalistes ? Pour qui se prend-t-il ? Pourquoi nous méprise-t-il ? N’est-il pas mégalomane ? Paranoïaque ? Il nous oppose un silence d’acier ? Passons-le sous silence. Il ne sera pas dit qu’un individu échappe à notre surveillance de l’histoire. Car l’histoire est bien finie, n’est-ce pas ? Le miracle démocratique est bien éternel ? Nos trésoreries sont en éveil vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Nos fax aussi ? »

Suit immédiatement un portait fantasmé de Debord sous la forme d’un article de dictionnaire — puisque d’après Philippe Guy n’était alors répertorié dans aucun — ce qui était faux. Donc : « DEBORD, Guy : écrivain, penseur stratégique et aventurier français né à paris en 1931, dans une famille bourgeoise ruinée par la crise. Nihiliste dès l’âge de vingt ans. Contrairement à la plupart de ceux qui ont joué un rôle déterminant dans l’explosion de 1968, n’a rien renié de ses idées, de son comportement, de son style. Vit dans l’obscurité totale, ce qui suffit à faire de lui un exemple de caractère éclatant. N’a reçu aucune distinction. Ne paraît pas achetable. A osé ce mot incroyable : “Mon entourage n’a été composé que de ceux qui sont venus d’eux-mêmes et ont su se faire accepter.” Auteurs de prédilection : Thucydide, Machiavel, Retz, Grazián, Lautréamont. Se désintéresse du vingtième siècle et semble ne rien attendre du vingt et unième. Déclenche automatiquement un certain nombre de rages plaisantes. S’intéresse surtout à l’art de la guerre qu’il identifie à celui de l’écriture. Avoue sans aucune gêne son goût affené pour la boisson et la violente ivresse (“une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps”). Parle admirablement de François Villon. A beaucoup vécu en Italie et en Espagne, mais aussi dans une maison perdue de l’Auvergne (quelque descriptions de paysages, pages d’anthologie). Portraits de femmes rapides. Préfère le bourgogne au bordeaux, choix discutable. Prévoit calmement des catastrophes inouïes. Pense que la servitude est plus que jamais volontaire et le démontre sur un ton dégagé. A fait republier quelques livres capitaux. A formulé une théorie des jeux qu’il assure appliquer dans sa vie personnelle. Homme de pari, mais sans au-delà. Partisan fanatique de la connaissance historique qu’il confond avec la raison, avec la démocratie. Diagnostique la fin, sous nos yeux, de ladite démocratie au moement même où elle célèbre son apothéose spectaculaire. Pense que la falsification est désormais générale. Sensibilité extrême soulignée par une feinte froideur. A perdu dix bataille mais pas la guerre. Style hyper-classique voulu, comme si le français devait être bientôt une langue morte. Très facile à lire, mais très difficile à comprendre. A été interroger par diverses polices. Se moque du mot « professionnel », mais écrit : “J’ai été un très bon professionnel. Mais de quoi ? Tel aura été mon mystère aux yeux d’un monde blâmable.” Ne figure dans aucun dictionnaire. N’écrit dans aucun journal. N’est jamais apparu à la télévision. Exemple de période oratoire : “L’esprit tournoie de toutes parts et il revient sur lui-même par de longs circuits. Toutes les révolutions entrent dans l’histoire, et l’histoire n’en regorge pas ; les fleuves des révolutions retournent d’où ils étaient sortis, pour couler encore.” Précision : j’ai acheté ce livre de quatre-vingt-douze pages pour quatre-vingt francs, je l’ai lu immédiatement dans la rue, acte impensable pour tout autre auteur vivant. D’où mon avis aux comploteurs du marché fantôme : hausse fulgurante et incontrôlable à prévoir — pas nécessairement de façon posthume. / 1989 »

Cela mérite quelques petits commentaires qui viendront dans l’épisode suivant.

(À suivre)

____________________

* Philippe Sollers, La Guerre du goût, p. 443, folio. Extrait d’une Note sur la provenance des articles compilés : « […] la plupart des […] titres viennent d’une publication régulière dans le journal Le Monde, à Paris. Mon remerciement s’adresse donc au Monde des Livres qui m’a permis cette liberté, et particulièrement à Josyane Savigneau qui en a été l’inspiratrice. »

mardi 14 février 2012

Lectures – El vanièr

J’étais il y a peu sur le pont / dans la nuit noire. / De loin venait un chant : / De gouttes d’or jaillissant / Sur le plan tremblant de la mer. / Gondoles, lampes, musique / Ivres se dissipant dans la lueur de l’aube. / Mon âme comme une lyre / Effleurée par une main invisible. / Se chantait en secret une chanson de gondolier, / Tremblante de confuse félicité. / Quelqu’un écoutait-il ?

Nietzsche écrivit ce chant dans les premiers jours de 1888 au terme de cette année fatale où l’on dit qu’il sombra dans la folie. L’acte qui déclara la folie de Nietzsche, est l’accolade que, pendant l’hiver 1889, dans une rue de Turin, il donna à un cheval. Pourtant ce cheval, Nietzsche ne l’embrassa pas sur un coup de folie, mais bien pour avoir vu le charretier le fouetter jusqu’au sang. Dans cet embrassement, il y a toute la passion réprimée de Nietzsche, tout son besoin d’amour, à lui, le non-aimé, toute sa pitié non seulement pour les hommes, mais pour les animaux, les choses, l’univers, les étoiles : tout son instinct de mère. Chez les Hommes de la Poésie, chez les hommes qui sont à la fois des femmes, chez ces créatures qui sur leur face visible portent le masque invisible et ambigu d’Hermaphrodite, il est aussi un mystérieux instinct de mère ; ils considèrent toutes choses avec maternelle propriété, comme s’ils les avaient engendrées. Il faut comprendre leur intolérance, et la pardonner. Que peut-on savoir ? La « folie » de Nietzsche est peut être sa raison suprême, sa plus haute lucidité ; d’autant plus douloureuse qu’elle est désaccordée avec la raison d’ici-bas. Combien plus pathétique dès lors résonne la question du Nietzsche vénitien au regard de son âme : « Quelqu’un l’écoutait-il ? »

Alberto Savinio, Ville, j’écoute ton cœur, Le sentiment géographique Gallimard.