« Quel rôle [Nougé] tient-il dans les relations
avec les lettristes-situationnistes, mis à part sa fonction de messager
occasionnel ? Les contacts se font à travers Mariën, avec qui Debord
[correspond]. Notons cependant que, dans ses les lettres, Debord oublie
rarement de demander à Mariën de transmettre ses salutations à Nougé. Il ne
faut pas oublier que Nougé appartient à une autre génération et qu’il traverse
une étape particulièrement difficile de sa vie. À l’approche de la soixantaine,
il se retrouve sans travail, plongé dans l’alcoolisme et en proie à de graves
problèmes conjugaux. […] À l’époque, on le voit plus proche des lettristes que
des autres surréalistes bruxellois, comme on peut le constater dans le tract Toute ces dames au salon où, à part
l’équipe des Lèvres nues, les anciens
du groupe de Bruxelles ont refusé de signer et ont d’ailleurs eu droit à un
commentaire acide et personnalisé de la part de Nougé. Il est certain qu’il a
produit une forte impression sur Debord et les lettristes, qui semblent
cependant n’avoir découvert ses écrits que dans les pages des Lèvres nues et à travers les envois de
Mariën : “Cher camarade, / Nous vous remercions de l’envoi des documents
et des livres de Nougé — à peu près introuvables en France — dont l’intérêt ne
saurait nous échapper.” »
« Ne trouve-t-on pas des échos nougéens
dans ce passage du Rapport de Debord,
à l’époque où il devenait situationniste : “Un essai primitif d’un nouveau
mode de comportement a déjà été obtenu avec ce que nous avons nommé la dérive
qui est la pratique d’un dépaysement passionnel […]. Mais l’application
de cette volonté de création ludique doit s’étendre à toutes les formes connues
des rapports humains, et par exemple, influencer l’évolution historique de sentiments
comme l’amitié et l’amour.” / D’autres passages de ce même rapport
évoquent également Nougé (est-ce un hasard ?), comme la nécessité de bouleverser la vie quotidienne, ainsi
que la critique de la notion de nouveauté en art. […] »
« Que proposent le groupe de Bruxelles
et les situationnistes pour mettre l’évidence — notre évidence — en
question ? Si l’on confronte leurs popositions la continuité entre les
deux groupes est manifeste. / Nougé : / “Que l’homme aille où il ‘a jamais
été, éprouve ce qu’il n’a jamais éprouvé, pense ce qu’il n’a jamais pensé, soit
ce qu’il n’a jamais été. Il faut l’y aider, il nous faut provoquer ce transport
et cette crise, créons des objets bouleversants. […] / Mais l’objet, d’où lui
viendra cette vertu subversive ? On l’a vu : de la capacité d’occuper
la conscience humaine au point d’en tarir le flux monotone, au point de forcer
l’esprit à inventer de quoi passer outre.” / Debord : / Notre idée
centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la
construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation
en qualité passionnelle supérieure. Nous devons mettre au point une
intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en
perpétuelle interaction : le décor matériel et la vie ; les
comportements qu’il entraîne et qui le bouleverse.” »*
À partir de là, la question reste posée de
savoir pourquoi, malgré les convergences — on peut même dire les ressemblances —
qu’il y avait entre lèvres-nudistes et internationaux-lettristes (qui s’apprêtaient
à devenir situationnistes), la collaboration ne s’est pas poursuivie au-delà. Geneviève
Michel écrit : « L’Internationale situationniste est fondée en 1957
et la revue du même nom paraît en 1958. L’on peut s’étonner que cette
convergence de vues avec Mariën et Nougé n’y ait laissé aucune trace, alors que
la filiation — critique bien entendu, l’on a parlé de meurtre du père à ce propos — avec le surréalisme d’André Breton
est revendiqué. » On pourrait répondre que si Breton était le père dont il
fallait se débarrasser pour prendre la place, Nougé n’était pas un concurrent
direct, s’il pouvait être perçu comme une figure paternelle vu son âge, il était
surtout considéré comme un « grand frère » dont on pouvait se séparer
à présent que l’on se sentait assez fort — et peut-être parce qu’il n’y avait
plus rien à en tirer. Quoi qu’il en soit, comme l’écrit encore Geneviève Michel
« [c]e silence presque total évoque cependant les situations de rupture
qui nourrissent parfois exagérément la légende de Debord ».
_________________
* et précédentes, Geneviève Michel.
(À suivre)
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