jeudi 13 février 2014

Autour du « stalinisme » de Nougé – Réponse à un correspondant / 3




On voit bien que le positionnement de Nougé (et de ses amis) est tout à fait singulier. Il faut insister sur le fait que « [le] parcours politique de Nougé dans les années vingt est l’inverse de celui de Breton : militant communiste de la première heure, il quitte le parti à l’époque même où il commence ses activités collectives de “surréaliste”, alors que Breton pose la question de l’engagement politique — et y apporte une réponse positive — une fois que les activités surréalistes de son groupe ont déjà trouvé de solides assises. »

« Spécialiste de cette époque […] Paul Aron refuse […] d’expliquer par la seule personnalité des acteurs la position des différents groupes par rapport au parti communiste. Il développe une théorie des champs littéraires selon laquelle le groupe de Bruxelles se serait éloigné du parti communiste parce que, en quelque sorte, la place était déjà prise : “Tout se passe donc comme si, dans le contexte belge, le surréalisme naissant se trouvait devant un rapport de force bien différent de celui qu’affrontaient les Français. En lieu et place d’une rivalité avec le dadaïsme, il doit se situer par rapport à une gauche politico-littéraire mieux structurée que lui, plus dotée de moyens, en revues et en contacts avec le monde social. Les deux ailes de la gauche politique des correspondants dans le monde culturel : entre le modernisme et la littérature prolétarienne, il n’y a, en Belgique, pas de place à prendre pour une union des avant-gardes.” »

Quoi qu’il en soit, on se rend compte que, dès le départ, « [l]a position de Nougé n’est pas sans annoncer celle de Pierre Naville et laisse présager les tiraillements provoqués par la collaboration plus étroite entre surréalistes [communistes]. […] / Il est impossible de concilier engagement politique et activité surréaliste, il faut dissocier art et politique, et choisir ses armes. En septembre 1926, Breton répond à Naville par Légitime défense, revendiquant le droit de poursuivre ses recherches en dehors de toute contrainte extérieure. Il retirera d’ailleurs ce texte de la circulation l’année suivante lors de son engagement au parti communiste. Pierre Naville choisira par la suite de se séparer définitivement des surréalistes pour un engagement total au parti communiste. »

« Cet esprit critique et lucide, à une époque où c’était plutôt l’enthousiasme inconditionnel qui était de mise, ne laisse pas de surprendre si l’on pense au soutien que Nougé offrira à Staline après la Deuxième Guerre mondiale. Comme Paul Aron le fait remarqué à juste titre : “Les prises de positions de Nougé sur l’engagement politique des surréalistes doivent être analysées à la lumière de l’expérience vécu par un ancien militant inscrit dans un courant bien particulier du bolchévisme. En particulier, l’extrême méfiance qu’il affiche à l’encontre de ‘l’économisme’ et de l’optimisme théorique de la IIIe Internationale [Nougé parle en fait de la Deuxième Internationale] ne saurait être séparée des reproches que le groupe de Van Overstraeten adressait à la tendance Jacquemotte, perçue comme trop proche encore de la tradition socialiste belge.” »

« La question de concilier l’art et le communisme ne cessera de se poser pendant des années. En ce qui concerne Nougé, s’il a toujours veillé à ne pas mêler action politique et activité poétique, il s’est néanmoins laissé guider par les circonstances et a fini par adhérer de nouveau au parti — mais toujours à titre individuel —  juste après-guerre. »

« Comment expliquer ce dévouement aveugle au parti de la part d’un penseur qui a donné toute les preuves d’une lucidité et d’une indépendance d’esprit exceptionnelles ? l’explication la plus pertinente est sans doute fournie par Marcel Mariën, qui invoque les années d’occupation, la reconnaissance envers les Soviétiques, autrement dit la grande ivresse des peuples délivrés qui les poussent à adhérer en masse aux partis communistes : “Tous ceux qui avaient vécu en France ou en Belgique pendant la guerre étaient évidemment fort contents de voir Stalingrad amener la débâcle allemande et ne pouvaient, dans le climat de la Libération, qu’être extrêmement indulgents pour les positions du parti communiste, que l’on croyait d’ailleurs toujours pouvoir incliner dans un sens différent.” »

« Selon Denis Marion, Nougé aurait partagé le point de vue officiel stalinien, mais s’en serait détaché très silencieusement et sans éclat après la mort de Staline et à la révélation progressive des camps, sans pour autant manifester ouvertement sa dissidence vis-à-vis du PC pour éviter de donner des armes à ses adversaires. On le voit encore apprendre le russe, à l’époque de la mort de Staline, et se servir de son dictionnaire pour composer un étonnant Miroir exemplaire de Maupassant […]. En 1953 Roger Goossens, son ami et interlocuteur de l’époque, explique son adhésion au parti par la déception : “Son adhésion au parti appartient à la mythologie nougéique (au moins aussi vitale dans le nougéisme, que la physiologie) : le mythe du surréalisme avait perdu ses vertus de provocation, de scandale, il ne donnait plus l’illusion de la vie, on l’a remplacé comme on a pu.” »

« Bien que tous les témoignages des compagnons de route de l’époque parlent de ses convictions staliniennes, remarquons qu’on ne trouve chez Nougé aucune déclaration explicite de soutien au “petit père des peuples”. »*

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* Les citations qui précèdent sont tirées de : Geneviève Michel, Paul Nougé, La réécriture comme esthétique de l’écriture.

5 commentaires:

  1. “Il faut rappeler que le « stalinisme » de Nougé et de ses « camarades » ne semble pas avoir posé de problème particulier à Debord et à ses amis qui acceptèrent de collaborer aux Lèvres nues « dont le premier numéro, paru en avril 1954, confirme l’adhésion du groupe au parti [communiste] : sur la couverture figure un zodiaque à treize cases, le treizième signe étant le marteau et la faucille. Les deux premiers articles annoncent la couleur : le premier est un extrait d’un discours de Lénine, intitulé par Nougé “Le verre à boire” ; il est suivi de “Les tisseurs de tapis de Kujan-Bulak rendent hommage à Lénine”. Fidélité au parti, mais retour aux origines. » Les lèvres-nudistes n’étaient-ils pas à l’époque « les seuls types sortables au nord de Paris » ? ”
    Voilà ce que vous disiez dans votre précédent billet.
    Mais où est exactement la question ?
    Tout lecteur des « Lèvres nues » a bien compris les positions « communistes » de ses rédacteurs ; et vous citez divers extraits d’études universitaires qui montrent – pour qui l’ignorerait encore – que les positions des lèvres-nudistes (et de Paul Nougé) ont évoluées avec les malheurs des temps sans toutefois aller jusqu’à une rupture publique avec le PC stalinien (sans parler de leurs sympathies intimes pour Staline, toujours maintenues ).
    Cette évolution n’a cependant pas été celle de Debord et de ses amis puisque de la position anti-artistique d’opposition « moscoutaire » de l’I.L. (qui les rapprochait alors de celle des lèvres-nudistes), ils ont évolué vers une position de sensibilité trotskyste (aux environs de 1956-57), puis ils ont effectué en 1961 une rupture qui signifiait à ce moment-là que l’I.S. ne devait plus prêter la moindre importance aux conceptions d’aucun des groupes révolutionnaires qui pouvaient subsister encore, en tant qu’héritiers de l’ancien mouvement social d’émancipation anéanti dans la première moitié du XXe siècle ; et qu’il ne fallait donc plus compter que sur la seule I.S. pour relancer au plus tôt une autre époque de la contestation, en renouvelant toutes les bases de départ de celle qui s’était constituée dans les années 1840.

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  2. Après lecture des éclaircissements que vous avez apportés, je trouve la position politique de Nougé peu défendable, et je trouve quelque peu risible de parler de lucidité à son propos, tout du moins sur le plan politique, alors que dans les années 1930 et 40 des gens connus tels que Souvarine ou Orwell (entre autres) dénonçaient avec force l'imposture du stalinisme et sa nature réactionnaire.

    Loin de moi, l'envie de jouer au procureur, mais simplement dire qu'en 1945, il y avait des gens beaucoup plus lucides que Nougé. Son emploi de biochimiste est d'ailleurs en conformité avec la classe attirée en premier lieu par le léninisme et le stalinisme : la petite-bourgeoisie. L'avant-gardisme halluciné est le trait le plus anti-prolétaire du léninisme puisque le sujet historique du léniniste n'est pas le prolétaire mais le parti. Le salut n'est que dans le parti, hors de lui c'est la damnation.

    Miguel Amoros, dans un texte écrit en 2006, intitulé "Léninisme, idéologie fasciste" a bien résumé le rôle joué par Lénine et ses suiveurs (texte tiré du recueil "Desde abajo y desde afuera") : http://www.rebeldemule.org/foro/faltaban/tema6325.html

    Un des grands mérites de Debord aura été sa dénonciation du léninisme, stalinisme, du maoïsme et de toutes les impostures pseudo-révolutionnaires. Nougé ne peut pas en dire autant.

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    1. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Nougé a eu un parcours particulier, certes, mais il ne s’est jamais présenté comme un modèle, contrairement à Debord. Quelques soient les mérites de Debord, que je lui reconnais volontiers, il se trouve qu’il occupe actuellement une position exorbitante. J’essaie simplement de remettre les choses à leur juste place. Pour cela, il m’arrive de de forcer le trait dans l’autre sens — ce que tout le monde n’a pas l’air de vouloir comprendre ; mais ce qui rétablit un certain équilibre, je pense.

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  3. Je ne trouve pas que Debord occupe une place exorbitante, au contraire. Il a actualisé à travers l'IS le projet révolutionnaire et il a été le principal instigateur et théoricien de la révolte de Mai, le dernier grand mouvement prolétarien en Europe occidentale. Ce n'est pas rien.

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    1. @ Slashead
      Eh oui, mais c'est justement ce qui fait enrager XL ! Chaque mot que vous venez d'écrire lui est un supplice. Pauvre XL, il a encore du boulot avec ses ciseaux et ses citations !

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