On voit bien que le positionnement de Nougé (et
de ses amis) est tout à fait singulier. Il faut insister sur le fait que « [le]
parcours politique de Nougé dans les années vingt est l’inverse de celui de
Breton : militant communiste de la première heure, il quitte le parti à l’époque
même où il commence ses activités collectives de “surréaliste”, alors que Breton
pose la question de l’engagement politique — et y apporte une réponse positive
— une fois que les activités surréalistes de son groupe ont déjà trouvé de
solides assises. »
« Spécialiste de cette époque […] Paul
Aron refuse […] d’expliquer par la seule personnalité des acteurs la position
des différents groupes par rapport au parti communiste. Il développe une
théorie des champs littéraires selon laquelle le groupe de Bruxelles se serait
éloigné du parti communiste parce que, en quelque sorte, la place était déjà
prise : “Tout se passe donc comme si, dans le contexte belge, le
surréalisme naissant se trouvait devant un rapport de force bien différent de
celui qu’affrontaient les Français. En lieu et place d’une rivalité avec le
dadaïsme, il doit se situer par rapport à une gauche politico-littéraire mieux
structurée que lui, plus dotée de moyens, en revues et en contacts avec le
monde social. Les deux ailes de la gauche politique des correspondants dans le
monde culturel : entre le modernisme et la littérature prolétarienne, il n’y
a, en Belgique, pas de place à prendre pour une union des avant-gardes.” »
Quoi qu’il en soit, on se rend compte que,
dès le départ, « [l]a position de Nougé n’est pas sans annoncer celle de
Pierre Naville et laisse présager les tiraillements provoqués par la
collaboration plus étroite entre surréalistes [communistes]. […] / Il est impossible
de concilier engagement politique et activité surréaliste, il faut dissocier
art et politique, et choisir ses armes. En septembre 1926, Breton répond à
Naville par Légitime défense,
revendiquant le droit de poursuivre ses recherches en dehors de toute
contrainte extérieure. Il retirera d’ailleurs ce texte de la circulation l’année
suivante lors de son engagement au parti communiste. Pierre Naville choisira
par la suite de se séparer définitivement des surréalistes pour un engagement
total au parti communiste. »
« Cet esprit critique et lucide, à une
époque où c’était plutôt l’enthousiasme inconditionnel qui était de mise, ne
laisse pas de surprendre si l’on pense au soutien que Nougé offrira à Staline
après la Deuxième Guerre mondiale. Comme Paul Aron le fait remarqué à juste
titre : “Les prises de positions de Nougé sur l’engagement politique des
surréalistes doivent être analysées à la lumière de l’expérience vécu par un
ancien militant inscrit dans un courant bien particulier du bolchévisme. En
particulier, l’extrême méfiance qu’il affiche à l’encontre de ‘l’économisme’ et
de l’optimisme théorique de la IIIe Internationale [Nougé parle en
fait de la Deuxième Internationale] ne saurait être séparée des reproches que
le groupe de Van Overstraeten adressait à la tendance Jacquemotte, perçue comme
trop proche encore de la tradition socialiste belge.” »
« La question de concilier l’art et le
communisme ne cessera de se poser pendant des années. En ce qui concerne Nougé,
s’il a toujours veillé à ne pas mêler action politique et activité poétique, il
s’est néanmoins laissé guider par les circonstances et a fini par adhérer de
nouveau au parti — mais toujours à titre individuel — juste après-guerre. »
« Comment expliquer ce dévouement
aveugle au parti de la part d’un penseur qui a donné toute les preuves d’une
lucidité et d’une indépendance d’esprit exceptionnelles ? l’explication la
plus pertinente est sans doute fournie par Marcel Mariën, qui invoque les
années d’occupation, la reconnaissance envers les Soviétiques, autrement dit la
grande ivresse des peuples délivrés qui les poussent à adhérer en masse aux
partis communistes : “Tous ceux qui avaient vécu en France ou en Belgique pendant
la guerre étaient évidemment fort contents de voir Stalingrad amener la débâcle
allemande et ne pouvaient, dans le climat de la Libération, qu’être extrêmement
indulgents pour les positions du parti communiste, que l’on croyait d’ailleurs
toujours pouvoir incliner dans un sens différent.” »
« Selon Denis Marion, Nougé aurait
partagé le point de vue officiel stalinien, mais s’en serait détaché très
silencieusement et sans éclat après la mort de Staline et à la révélation
progressive des camps, sans pour autant manifester ouvertement sa dissidence vis-à-vis
du PC pour éviter de donner des armes à ses adversaires. On le voit encore
apprendre le russe, à l’époque de la mort de Staline, et se servir de son
dictionnaire pour composer un étonnant Miroir exemplaire de Maupassant […]. En
1953 Roger Goossens, son ami et interlocuteur de l’époque, explique son
adhésion au parti par la déception : “Son adhésion au parti appartient à
la mythologie nougéique (au moins aussi vitale dans le nougéisme, que la
physiologie) : le mythe du surréalisme avait perdu ses vertus de
provocation, de scandale, il ne donnait plus l’illusion de la vie, on l’a remplacé comme on a pu.” »
« Bien que tous les témoignages des
compagnons de route de l’époque parlent de ses convictions staliniennes, remarquons
qu’on ne trouve chez Nougé aucune déclaration explicite de soutien au “petit
père des peuples”. »*
____________________
* Les citations qui précèdent sont tirées de :
Geneviève Michel, Paul Nougé, La réécriture comme esthétique de l’écriture.
“Il faut rappeler que le « stalinisme » de Nougé et de ses « camarades » ne semble pas avoir posé de problème particulier à Debord et à ses amis qui acceptèrent de collaborer aux Lèvres nues « dont le premier numéro, paru en avril 1954, confirme l’adhésion du groupe au parti [communiste] : sur la couverture figure un zodiaque à treize cases, le treizième signe étant le marteau et la faucille. Les deux premiers articles annoncent la couleur : le premier est un extrait d’un discours de Lénine, intitulé par Nougé “Le verre à boire” ; il est suivi de “Les tisseurs de tapis de Kujan-Bulak rendent hommage à Lénine”. Fidélité au parti, mais retour aux origines. » Les lèvres-nudistes n’étaient-ils pas à l’époque « les seuls types sortables au nord de Paris » ? ”
RépondreSupprimerVoilà ce que vous disiez dans votre précédent billet.
Mais où est exactement la question ?
Tout lecteur des « Lèvres nues » a bien compris les positions « communistes » de ses rédacteurs ; et vous citez divers extraits d’études universitaires qui montrent – pour qui l’ignorerait encore – que les positions des lèvres-nudistes (et de Paul Nougé) ont évoluées avec les malheurs des temps sans toutefois aller jusqu’à une rupture publique avec le PC stalinien (sans parler de leurs sympathies intimes pour Staline, toujours maintenues ).
Cette évolution n’a cependant pas été celle de Debord et de ses amis puisque de la position anti-artistique d’opposition « moscoutaire » de l’I.L. (qui les rapprochait alors de celle des lèvres-nudistes), ils ont évolué vers une position de sensibilité trotskyste (aux environs de 1956-57), puis ils ont effectué en 1961 une rupture qui signifiait à ce moment-là que l’I.S. ne devait plus prêter la moindre importance aux conceptions d’aucun des groupes révolutionnaires qui pouvaient subsister encore, en tant qu’héritiers de l’ancien mouvement social d’émancipation anéanti dans la première moitié du XXe siècle ; et qu’il ne fallait donc plus compter que sur la seule I.S. pour relancer au plus tôt une autre époque de la contestation, en renouvelant toutes les bases de départ de celle qui s’était constituée dans les années 1840.
Après lecture des éclaircissements que vous avez apportés, je trouve la position politique de Nougé peu défendable, et je trouve quelque peu risible de parler de lucidité à son propos, tout du moins sur le plan politique, alors que dans les années 1930 et 40 des gens connus tels que Souvarine ou Orwell (entre autres) dénonçaient avec force l'imposture du stalinisme et sa nature réactionnaire.
RépondreSupprimerLoin de moi, l'envie de jouer au procureur, mais simplement dire qu'en 1945, il y avait des gens beaucoup plus lucides que Nougé. Son emploi de biochimiste est d'ailleurs en conformité avec la classe attirée en premier lieu par le léninisme et le stalinisme : la petite-bourgeoisie. L'avant-gardisme halluciné est le trait le plus anti-prolétaire du léninisme puisque le sujet historique du léniniste n'est pas le prolétaire mais le parti. Le salut n'est que dans le parti, hors de lui c'est la damnation.
Miguel Amoros, dans un texte écrit en 2006, intitulé "Léninisme, idéologie fasciste" a bien résumé le rôle joué par Lénine et ses suiveurs (texte tiré du recueil "Desde abajo y desde afuera") : http://www.rebeldemule.org/foro/faltaban/tema6325.html
Un des grands mérites de Debord aura été sa dénonciation du léninisme, stalinisme, du maoïsme et de toutes les impostures pseudo-révolutionnaires. Nougé ne peut pas en dire autant.
Il faut replacer les choses dans leur contexte. Nougé a eu un parcours particulier, certes, mais il ne s’est jamais présenté comme un modèle, contrairement à Debord. Quelques soient les mérites de Debord, que je lui reconnais volontiers, il se trouve qu’il occupe actuellement une position exorbitante. J’essaie simplement de remettre les choses à leur juste place. Pour cela, il m’arrive de de forcer le trait dans l’autre sens — ce que tout le monde n’a pas l’air de vouloir comprendre ; mais ce qui rétablit un certain équilibre, je pense.
SupprimerJe ne trouve pas que Debord occupe une place exorbitante, au contraire. Il a actualisé à travers l'IS le projet révolutionnaire et il a été le principal instigateur et théoricien de la révolte de Mai, le dernier grand mouvement prolétarien en Europe occidentale. Ce n'est pas rien.
RépondreSupprimer@ Slashead
SupprimerEh oui, mais c'est justement ce qui fait enrager XL ! Chaque mot que vous venez d'écrire lui est un supplice. Pauvre XL, il a encore du boulot avec ses ciseaux et ses citations !