J’étais il y a peu sur le pont / dans la nuit noire. / De loin venait un chant : / De gouttes d’or jaillissant / Sur le plan tremblant de la mer. / Gondoles, lampes, musique / Ivres se dissipant dans la lueur de l’aube. / Mon âme comme une lyre / Effleurée par une main invisible. / Se chantait en secret une chanson de gondolier, / Tremblante de confuse félicité. / Quelqu’un écoutait-il ?
Nietzsche écrivit ce chant dans les premiers jours de 1888 au terme de cette année fatale où l’on dit qu’il sombra dans la folie. L’acte qui déclara la folie de Nietzsche, est l’accolade que, pendant l’hiver 1889, dans une rue de Turin, il donna à un cheval. Pourtant ce cheval, Nietzsche ne l’embrassa pas sur un coup de folie, mais bien pour avoir vu le charretier le fouetter jusqu’au sang. Dans cet embrassement, il y a toute la passion réprimée de Nietzsche, tout son besoin d’amour, à lui, le non-aimé, toute sa pitié non seulement pour les hommes, mais pour les animaux, les choses, l’univers, les étoiles : tout son instinct de mère. Chez les Hommes de la Poésie, chez les hommes qui sont à la fois des femmes, chez ces créatures qui sur leur face visible portent le masque invisible et ambigu d’Hermaphrodite, il est aussi un mystérieux instinct de mère ; ils considèrent toutes choses avec maternelle propriété, comme s’ils les avaient engendrées. Il faut comprendre leur intolérance, et la pardonner. Que peut-on savoir ? La « folie » de Nietzsche est peut être sa raison suprême, sa plus haute lucidité ; d’autant plus douloureuse qu’elle est désaccordée avec la raison d’ici-bas. Combien plus pathétique dès lors résonne la question du Nietzsche vénitien au regard de son âme : « Quelqu’un l’écoutait-il ? »
Alberto Savinio, Ville, j’écoute ton cœur, Le sentiment géographique Gallimard.
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