lundi 3 septembre 2012

Lectures – Philippe Muray, Essais / 3




Extrait 3
 

 [Il s’agit d’une interview de Muray par Elisabeth Lévy.]

Ph. M. : […] on n’est plus du tout au stade de l’homme séparé, passif devant le spectacle. La fusion de l’humain et du spectacle a eu lieu dans la société hyperfestive. C’est d’ailleurs ce qui me sépare de Debord.

É. L. : Cela n’a pas toujours été votre position ! Avant de vous en prendre à Debord vous l’avez encensé. Ne cherchez-vous pas plutôt à tuer le père, ou, pour reprendre la thématique girardienne qui vous est chère, à vous débarrasser de votre médiateur ?

Ph. M. : Je m’en prends aux debordiens de la dernière heure plutôt qu’à Debord, qui est tout de même un grand écrivain. J’attaque surtout ceux qui en font l’éloge retardataire au moment même où sa grille de lecture n’est plus utilisable. J’ai la conviction que notre époque est toute neuve, complètement inédite, et qu’elle ne peut plus être comprise à travers cette grille debordienne selon laquelle l’homme archi-aliéné est l’homme spectateur séparé de la vie réelle. L’individu que je vois émerger est un acteur, un acteur complet de sa propre existence, et tout l’y encourage, dans un réel lui-même tout nouveau. On ne peut plus, sans anachronisme, mener une « critique de la séparation » parce que toutes les séparations, toutes les différences, toutes les frontières sont abolies. Plus aucune barrière ne sépare le spectacle du spectateur. C’est la réalisation, en un sens (un sens infernal, mais enfin ?) du debordisme, des visées de Debord qui, en 1979 encore, dans sa Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle », décrivait ce qui se passerait après la fin de la « société aliénée » : « Là, on reverra une Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendue aux extrémités du monde ; et qui, ayant battu tous ses ennemis pourra enfin se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique. » Eh bien voilà, l’homme hyperfestif mondialisé se livre joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie posthistorique ! Mais pour ne pas apparaître de mauvaise foi, je vais vous lire une autre phrase qui date de 1992 et qui est tirée de la préface à la dernière édition de La Société du spectacle : « Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècle : comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ? » On peut dire que justement cette redoutable question ne se pose plus, car il ne s’agit plus de faire travailler des gens, pauvres ou non, puisque la solution festive a été trouvée pour toute une humanité dont l’économie n’avait plus besoin (reste à faire avaler cette solution à tout le monde). Vous voyez que ce n’est malheureusement pas grâce à Debord que nous pourrions connaître l’univers où nous vivons. Il y a même des chances pour que ceux qui le citent aujourd’hui à tout bout de champ comme s’il s’agissait de sourates le fassent dans un but parfaitement conscient de désinformation. Par ailleurs ma démarche n’est pas d’abord théorique, comme dans La Société du spectacle, mais littéraire. Ce que j’ai découvert, c’est par la littérature, par le roman que je l’ai vu. Ensuite, je suis allé chercher la préhistoire de ma propre pensée « théorique » chez Nietzsche, Hegel, Kojève. Mais ce ne sont que des confirmations. Je continue à penser que c’est par l’art, et d’abord par celui du roman, que l’on découvre le réel humain. […]


Ces propos appellent quelques commentaires. D’abord se pose la question : est-ce c’est parce qu’il est interviewé par Elisabeth Levy qu’il profère tant d’absurdité ? On s’aperçoit facilement que ce n’est malheureusement pas le cas. Non, Philippe Muray prétend sérieusement ringardiser la « théorie du spectacle » qui est, rappelons-le, une théorie de l’aliénation qui voit justement dans le spectacle la « séparation achevée ». Mais Philippe Muray a découvert que ce qu’il nomme la « société hyperfestive » dans laquelle vivons désormais, n’a plu rien à voir avec le spectacle qu’elle a rattrapé et dépassé : ainsi, il n’y a plus d’aliénation puisqu’il n’y a plus de séparation ; et il n’y a plus de spectateurs parce qu’ils sont tous devenus des acteurs. Et, dit-il à Elisabeth Lévy qui biche : «Vous voyez que ce n’est malheureusement pas grâce à Debord que nous pourrions connaître l’univers où nous vivons. » ; sous-entendu : mais heureusement, je suis là pour prendre la relève. Du coup, il se lâche et lui fait une révélation : lui n’a pas « pris les choses par la théorie » — ce qu’il reproche, à tort à Debord* — ; mais par la littérature, le roman. Bref, il raconte des histoires auxquelles il croit et après il va vérifier chez les classiques si ça colle — et ça colle ! Comme ça il est sûr de ne pas raconter de conneries. On le voit, la méthode est imparable.

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* « Ils ont l’air de croire, à présent, les petits hommes, que j’ai pris les choses par la théorie, que je suis un constructeur de théorie […]. »

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