samedi 22 septembre 2012

Lectures – Le Marin



Extraits :

Troisième Veilleuse. – […] Racontez-nous vite, racontez-nous encore… […] Revenez à votre rêve… Le marin. Que rêvait le marin ? / Deuxième Veilleuse. […] – Au début, il créa les paysages ; puis les villes ; puis les rues et les ruelles, une par une, les ciselant dans la matière se son âme – les rues, une par une, quartier par quartier, jusqu’aux remparts sur les quais où il créa ensuite les ports… Les rues, une par une, puis les gens qui les parcouraient, qui regardaient par les fenêtres… Il en vint à connaître certaines personnes, de vue seulement, pour ainsi dire. Puis il découvrit leur vie antérieure, leurs sujets de conversation, et tout cela était comme s’il rêvait simplement de paysages, et les parcourait du regard… Ensuite, il se mit à voyager à travers le pays qu’il avait créé, se souvenant… Ainsi, il construisit son passé… Bientôt, il eut une vie antérieure. Il y avait déjà, dans cette nouvelle patrie, un lieu où il était né, des endroits où il avait passé sa jeunesse, des ports où il avait embarqué… Il avait eu des amis d’enfance, puis les amis et les ennemis de l’âge viril. Tout était différent de ce qu’il avait pu vivre – ni le pays, ni les gens, ni son propre passé ne ressemblaient à ce qu’ils avaient été…

[…]

Première Veilleuse. – Cela vaut-il vraiment la peine que vous continuiez ? Une histoire doit elle avoir une fin ? Malgré tout, parlez… Ce que nous disons, ce que nous ne disons pas, cela a si peu d’importance… Nous veillons les heures qui passent. Notre office est aussi inutile que la Vie. / Deuxième Veilleuse. – Un jour qu’il avait beaucoup plu, et où l’horizon était plus incertain que jamais, le marin se lassa de rêver. Il voulut alors se souvenir de sa patrie véritable… mais il s’aperçut alors qu’il ne se rappelait plus rien, qu’elle n’existait plus pour lui. S’il se souvenait d’une enfance, c’était celle qu’il avait vécue dans sa patrie de rêve ; l’adolescence qu’il se rappelait, c’était celle qu’il avait créé… Sa vie entière était devenue celle qu’il avait rêvée. Et il vit qu’il était impossible qu’il pût y avoir une autre vie que celle-là. Car il ne se rappelait pas une seule rue, pas une seule silhouette, pas même un geste de sa mère… Et de la vie qu’il lui semblait avoir rêvée, tout était réel, tout avait existé… Il ne pouvait même pas rêver d’un autre passé, concevoir qu’il avait pu y en avoir un autre – comme tout le monde, à un moment donné peut le penser…

Fernando Pessoa, Le Marin, Christian Bourgois Éditeur.

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