dimanche 2 septembre 2012

Lectures – Philippe Muray, Essais / 2



Extrait 2

Pour saluer Debord

Comme toute grande pensée, celle qui conduit les Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord est fermement et continuellement désillusionnante. / Il existe, d’après Balzac, deux catégories d’individus : ceux « qui trouvent chez eux quelque chose après le désenchantement », et les autres, pour qui  rien ne subsiste que le ressassement de leur propre désolation. / Guy Debord est de ceux pour qui c’est après que tout commence enfin. / […] / Où sommes nous aujourd’hui ? Dans un immense village, et « c’est bien ainsi, écrit Debord, que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire ». […] Plus que jamais, comme dans les villages, le consensus règne ; le mensonge circule, branché sur un discours de vertu qui dicte ses lois, en apparence opposées à celles du mensonge ; l’ennui enfin, l’immense ennui des bourgs perdus impose sa routine à travers les prestiges de pacotille du défilé des images. [C’est beau comme du Debord !] / […] / « Partout où règne le spectacle, écrit Debord, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. » / Mais vouloir le spectacle, c’est par définition ne rien vouloir savoir de la façon dont il fonctionne. La déesse Réseau, infiniment plus efficace que la déesse Raison, étend son culte à condition de ne pas être interrogée. […] / « Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. » / D’où, a contrario, le prix inestimable de ce livre dont l’écriture tendue, cinglante, inoubliable, semble un négatif minutieux de l’univers qu’elle dévoile. / Un grand style, comme les crimes parfaits, doit être longuement prémédité. / 1989.


Comme le lecteur pourra facilement le constater Philippe Muray a sérieusement infléchi son jugement sur Debord en dix ans : en 1989 il lui tressait une couronne pour son triomphe ; en 1999, il la piétine allègrement — façon de parler — et brûle lui aussi ce qu’il avait adoré. Mais cela s’explique assez facilement : entretemps Debord a disparu et Philippe Muray est devenu lui aussi une autorité reconnue dans la contestation de la société. Alors, il faut bien qu’il tienne son rang dans ce domaine aride et y imprime sa griffe. Il trouve ainsi que « l’ère hyperfestive […] n’a plus rien à voir avec la société du spectacle » quand elle est précisément l’aboutissement de ce même « spectacle ». Sa critique « oublie » ainsi tout simplement la récupération — tout ce qui est récupérable est destiné à être récupéré —  à laquelle Debord n’a effectivement su, ni pu, échapper : c’est en quelque sorte la rançon de la « gloire » pour le révolutionnaire qui n’a pas réussi. Et si « le debordisme est au pouvoir » comme le dit Muray, c’est dans l’exacte mesure de cet échec — dont Debord n’est assurément pas le seul responsable.

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